3) Surdétermination des signes et
surinterprétation : Et si Hamlet était
irrécupérable?
La psychanalyse appliquée à Hamlet
est-elle une forme d'extrapolation, de divagation ou encore de
délire interprétatif ? Les mots d'Hamlet, les mots de Shakespeare
renvoient-ils aux maux d'Hamlet et aux maux de Shakespeare, ou bien ne
renvoient-ils à rien d'autre qu'à leur pure et simple
littéralité?
Il convient de distinguer en psychanalyse la
surinterprétation de la surdétermination. Jean Bellemin-Noël
définit la surdétermination comme le fait qu'une formation
renvoie à des éléments inconscients multiples qui peuvent
s'organiser en des séquences significatives différentes, dont
chacune, à un certain niveau d'interprétation, possède sa
cohérence propre . Par contraste, la surin-terprétation est une
interprétation qui se dégage secondairement alors qu'une
première interprétation cohérente et apparemment
complète a pu être fournie. La surinterprétation trouve sa
raison d'être essentielle dans la surdétermina-
tion. .
S'il est un phénomène que Freud reconnaît
voire revendique dans le cas de son approche d'Hamlet, et plus
généralement dans toute tentative psychanalytique
d'appréhension d'une oeuvre littéraire, c'est bien la
surinterprétation.
De même, au reste, que tout symptôme
névrotique, comme le rêve lui-même, est susceptible d'une
surinterprétation, et la requiert même pour être
complètement compris, de même toute création
poétique authentique a procédé à partir de plus
d'un seul motif et d'une seule incitation dans l'âme du poète, et
autorisera plus d'une
interprétation. 366.
Et si le psychanalyste se trouvait en proie à son
propre désir, ou, ce qui revient au même, et s'il délirait,
lorsqu'il interprète Hamlet?
Dans un article du Magazine littéraire
367, Stéphane Legrand remet en perspective
les rapports entre Hamlet et la psychanalyse. Hamlet est pour
lui une
365.
William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 167.
366. Sigmund Freud, L'interprétation du
rêve, op. cit., p. 265-266 (passage intégré au corps
du texte à partir de 1914 mais qui était initialement une note de
bas de page lors de la première édition) .
367. Stéphane Legrand, art. Dans le cabinet d'Hamlet
, Le Magazine littéraire, juin 2014, n?544, p.54-55.
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pièce qui remet constamment en cause les
subjectivités et accule au délire, les commentateurs analysent
moins Hamlet qu'ils ne sont analysés par lui .
Et si Hamlet était le complexe de la psychanalyse?
[...] Hamlet constituerait pour la psychanalyse, au coeur de son inconscient
théorique, un noeud insoluble de représentations et d'affects qui
ressurgit inlassablement comme symptôme. Et à chaque fois qu'un
psychanalyste lit Hamlet, c'est en réalité l'oeuvre qui
agit en lui et retourne sur lui le geste herméneutique [...]. De ce
point de vue, la pièce de Shakespeare illustrerait paradigmatiquement la
belle formule d'André Green sur l'oeuvre d'art : face à elle
l'analyste devient alors l'analysé du texte 368 . [...] Ce
tourbillon de vivre 369 dans lequel la pièce nous entraîne semble
avoir pour but d'empêcher toute fixation d'une position subjective ou
d'une temporalité assignable des crises traumatiques, et peut-être
est-ce pour cela que les psychanalystes, lorsqu'ils croient être en train
d'analyser Hamlet, s'allongent en fait sur le divan de Hamlet. Et,
depuis cette obscure posture inversée, ils
transfèrent...J'entends qu'ils ne cessent d'associer librement en
insérant Hamlet/Hamlet, le héros/la pièce, dans
l'écheveau de leurs propres fantasmes, et vont jusqu'à la
réécrire de fond en comble à l'image de leur désir.
Freud y voit son complexe d'×dipe . [...] En d'autres termes, ils
délirent. C'est que Hamlet, avant d'être un ensemble de
significations interprétables, est un dispositif à défaire
les positions subjectives. Ce n'est pas une histoire, c'est une machine. Une
machine à rendre fou. .
Hamlet apparaît d'ores et déjà comme une
machine infernale 370.
Le problème n'est pas la psychanalyse en
elle-même, mais toute méthodologie qui opère en plaquant
une grille d'interprétation sur un objet. Par exemple, une
interprétation du délire d'Ophélie de type dictionnaire
des symboles où chaque fleur, chaque élément
invoqué serait ramené à un symbole, à une clef de
compréhension, serait tout aussi néfaste qu'une application
rigide de la doctrine psychanalytique sur le texte de Shakespeare. Il vaut
envisager une certaine plasticité de la psychanalyse par rapport
à Hamlet si l'on veut comprendre ce qui se joue
réellement lorsque Freud s'attaque à ce monument de la
littérature mondiale. Il ne s'agit pas de tirer à tout prix une
signification à partir d'un matériau docile, fini et muet. Freud
le sait pertinemment, l'oeuvre à laquelle il a à faire ne se
laisse pas aisément dompter, elle est infinie par les possibles qu'elle
ouvre à son lecteur et elle ne cessera jamais de se taire même si
les mots qu'elle nous livre sont inscrits dans un matériau textuel
désormais stable (les éditions du Hamlet de Shakespeare
concordent depuis un certain moment pour reconnaître la
supériorité du second quarto Q2 sur le folio F et sur le premier
quarto Q1).
Freud le sait, la surinterprétation est
inévitable lorsqu'il s'agit des domaines d'application de la
psychanalyse, que ce soit le rêve, le symptôme névrotique
ou
368. André Green, La déliaisn, Les Belles
Lettres, Paris, 1992.
369. This mortal coil : voir William Shakespeare, Hamlet,
III, 1, 68.
370. Nous faisons ici allusion à la
réécriture faite par Jean Cocteau de l'histoire d'×dipe,
dans La Machine infernale, Larousse, coll. Petits classiques, Paris,
1998.
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encore la création littéraire. La
surinterprétation est même une condition sine
qua non de leur pleine compréhension.
A la surinterprétation freudienne (et surtout à
l'usage qu'en fait Lacan en introduisant la notion de signifiant dans la
psychanalyse) on pourrait opposer dans une certaine mesure la
surdétermination deleuzo-guattarienne des signes. Alors que le signe
renvoie nécessairement par définition à d'autres signes et
ouvre à une multiplicité d'agencements inédits, le
signifiant freudien renvoie toujours aux déterminations familiales. La
surdétermination est synonyme de libération, de
déterritorialisation alors que la surinterprétation nous
ramène, peut-être bien malgré nous, au carcan
hamléto-oedipien et nous reterritorialise, en réinjectant du
papa-maman dans ce qui était agencement inédit de signes.
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