2) Quelle plus-value de sens la psychanalyse apporte-t-elle
par rapport à ce qui est déjà contenu dans les intuitions
fulgurantes du poète?
Si l'écrivain connaît (intuitivement) par avance
ce que la psychanalyse peine à découvrir, qu'est-ce que le
psychanalyste pourrait dire de plus sur Hamlet que ce que l'auteur
nous en dévoile?
On a pu suspecter la psychanalyse appliquée à la
littérature de rapprocher à tel point psychanalyse et
littérature que leurs objets respectifs venaient à être
confondus. Or, Freud refuse catégoriquement une telle confusion entre
psycha-
nalyse et littérature ???.
Hamlet, sphinge de la littérature, sphinge de
la psychanalyse. Hamlet est celui qui pose une énigme à
×dipe, celui qui vient interroger le fondement même de toute la
psychanalyse et par qui l'analyste, confronté à luH, se mue en
analysant-analysé.
Freud essaie-t-il de réparer les
dégâts causés par la blessure narcissique que la
psychanalyse a infligé au moi, en flattant son lecteur,
en en faisant un noble prince?
L'hypothèse analogique ou métaphorique : Ne
serait-ce pas comme... Pour Freud, l'énigme, le sphinx, c'est
l'hystérie, c'est la névrose. Hamlet, qui dès le
début de la pièce parle en énigmes (énigmes
intentionnelles, doubles et triples sens, d'abord déchiffrables, puis
indéchiffrables par leur accumulation même), s'offre, comme en
première ligne, à toutes les tentatives d'interprétation
qui visent à travers lui la névrose dont il est l'emblème.
Il est, après Freud lui-même, le second sujet
d'expérimentation. Expérimentation qui, au lieu de s'effectuer
in anima vili, s'applique in anima
358. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, op. cit.
359. Ceci est rappelé par Jean-Bertrand Pontalis et
Edmundo Gomez Mango, op. cit.
360. Jean Starbinski, op. cit., p. XXXIII- XXXIV.
361. Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du
moi, Payt, Paris, 1962, chap. 12.
136
nbili. Il en restera quelque chose dans la
psychanalyse, chaque névrosé devenant un prince de Danemark, ce
qui est parfois trop d'honneur. 360.
Hamlet apparaît en effet, nous y reviendrons, comme un
sujet d'expérimentation sur un pied d'égalité avec Freud
lui-même, bien plus, nous l'avons vu, que
comme un objet d'interprétation.
La concentration sur le mythe créé autour du
héros Hamlet est une manière de se délester d'une
culpabilité universelle. Hamlet, portant tout le poids de la
culpabilité des hommes face au désir du parricide et de
l'inceste, permet par là même aux hommes de continuer à
vivre dans le mensonge originaire. D'autre part, l'histoire d'Hamlet
étant héroïsée, il est loisible pour le
lecteur-spectateur de faire comme s'il ne se doutait de rien, et
peut-être est-ce réellement le cas, du moins consciemment.
La création d'Hamlet est la façon qu'a
trouvé Shakespeare d' infléchir la réalité dans le
sens de son désir 361 . Le poète agit par le vecteur que
représentent les mots de l'oeuvre. Pour lui dire, c'est faire ,
pourrait-on parodier. C'est en ce sens que la fiction permet paradoxalement un
retour dans la réalité. Le passage du mythe littéraire au
dogme scientifique peut s'expliquer de la sorte. Ce qui est caché dans
l'oeuvre ( son mystère, son secret) est énoncé sans
détour par la psychanalyse. Ainsi la psychanalyse construit un mythe
scientifique . L'oeuvre littéraire offre une méthode au sens
étymologique de voix et de cheminement, un préliminaire, un
prolégomène, une propédeutique à la psychanalyse.
La littérature a déjà pré-écrit le discours
psychanalytique. Ceci n'est pas contradictoire avec l'idée que Freud
procède avec Hamlet comme s'il faisait une
réécriture d'un thème déjà écrit.
Hamlet peut être conçu comme un échantillon de
pré-écriture psychanalytique de même que la lecture
psychanalytique que fait Freud d'Hamlet peut être conçue
comme une réécriture psychanalytique du texte shakespearien
(lui-même étant une réécriture de la légende
nordique, pris dans un processus de mise en abyme vertigineux).
Penser en psychanalyste c'est se ressouvenir de ce qui
était déjà inconsciemment présent dans le discours
des poètes. La différence entre la psychanalyse et la
littérature réside dans la méthode employée pour
traiter un même objet depuis les mêmes sources. C'est tout le
problème que pose d'emblée Freud lorsqu'il aborde pour la
première fois le lien entre Hamlet et ×dipe. La psychanalyse
cherche des lois qui régissent l'activité inconsciente et le
traitement susceptible de réprimer le symptôme pathologique
lié au refoulement. L'écrivain met en acte, c'est-à-dire
en mots, cet inconscient, il l'exprime, à son insu peut-être, dans
ses oeuvre et ne tâche ni d'étouffer les désirs insus qui
sourdent de l'écriture même, ni de résoudre les conflits
inconscients qui sous-tendent cette même oeuvre (car ces
paramètres sont justement ce qui rend possible l'oeuvre en tant
que telle).
Même si l'analyse, faite par les écrivains dans
leurs oeuvres, puise dans les mêmes matériaux inconscients bruts,
le psychanalyste a tout à gagner à repartir à nouveau du
remodelage opéré par l'écrivain à partir de ce
matériau brut comme s'il s'agissait d'un nouveau matériau ayant
subi un travail d'élaboration
137
secondaire, comme dans le rêve, et devenu par là
même d'autant plus enrichissant pour le psychanalyste. L'apport de
l'écrivain est si hautement estimable pour Freud qu'il ne semble pouvoir
s'en passer et qu'il n'hésite pas à recourir à des
citations de ces auteurs de prédilection, comme si ces derniers lui
avaient mis à disposition leurs fulgurances afin de lui épargner
des tâtonnements supplémentaires sur le chemin de la
découverte des processus à l'oeuvre dans la psyché
humaine. Il est évident que Freud se sent membre d'une communauté
des esprits similaire à celle que dépeignait
Sénèque. La psychanalyse trouverait une source fiable dans la
parole des poètes qui, s'ils font une oeuvre fictive, inventée et
donc mensongère par définition, ne le font pas moins de
manière bien plus vraie que n'importe quel élément
accessible à l'expérience clinique.
La clinique de la littérature la clinique d'Hamlet
semble bien plus intéresser Freud qui se plaignait volontiers de
son expérience de ce qu'il considérait comme un fardeau
inévitable, à savoir la clinique thérapeutique des
patients réel. La clinique littéraire est d'ailleurs davantage
estimée pour ses résultats que la clinique thérapeutique,
du moins celle exercée en institution, Freud considérant que son
travail en cabinet était bien plus enrichissant, même si les
apports critiques semblent parfois moins fulgurants et plus laborieux que ceux
acquis par le biais de la clinique littéraire. Les lois de l'inconscient
traverse l'oeuvre littéraire comme elles régissent le psychisme
humain. L'analyse de l'oeuvre littéraire permet un gain certain par
rapport à l'observation scientifique aux yeux de Freud. Les figures, les
caractères et les motifs présents dans l'oeuvre fonctionnent de
fait comme des vignettes cliniques [. . .] justement parce que le
symptôme inconscient contient une tragédie de caractère en
puissance! 362.
Hamlet, la psychanalyse et l'anamnèse.
Nous pouvons mettre en parallèle trois formes de discours dans
Hamlet, qui ont sûrement beaucoup inspirés Freud dans sa propre
conception des mécanismes du ressouvenir des éléments du
passé, durant la cure analytique.
En premier lieu, nous avons le discours d'Hamlet à
Ophélie, qui est une injonction à se souvenir de tous ses
péchés, comme nous l'avons vu :
Nymph, in thy orisons,
Be all my sins rememb'red. 363
Ensuite, nous avons le discours du Spectre, ce même
discours qui pèse sur le personnage d'Hamlet durant toute la
durée de l'action :
Remember me 364.
Enfin, nous avons le discours d'Ophélie qui propose des
fleurs incitant à se souvenir :
362. Paul-Laurent Assun, Littérature et psychanalyse,
op. cit., p.210.
363.
William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 88-89.
364.
William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 91.
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There's rosemary, that's for remembrance
365.
Toutes ces formes du discours shakespeariens sont une
exhortation à l'effort de remémoration, de ressouvenir, des
incitations à l'anamnèse. De même, le psychanalyse permet
au patient de se remémorer ce qui était enfoui.
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