III- Résistances de Hamlet et fantasmes de
l'analyste... Délire, désir et machine interprétative.
Certes, toute oeuvre maîtresse révèle
à un examen plus approfondi des trésors cachés : c'est la
raison même des réflexions infinies auxquelles donnent lieu les
grandes productions culturelles. Mais dans le cas d'Hamlet cette
opacité, cette résistance de l'oeuvre à notre
compréhension est au premier plan. Autrement dit le travail de
rationalisation qui se fait spontanément en nous, habituellement, pour
nous fournir une explication - évidemment fausse mais néanmoins
apaisante - de ce qui nous a touché, est ici en échec. Le
spectateur, le lecteur, voire le critique se trouvent eux-mêmes
hamlétisés . Car de même qu'Hamlet est le premier à
s'interroger sur les motifs qui l'empêchent d'agir et parfois le poussent
à ne pas agir, motifs qui resteront sans réponse jusqu'au bout de
la tragédie, de même le spectateur, le lecteur, voire le critique
vont chercher, nouveaux Hamlets, la réponse à ce mystère.
??.
André Green fait un parallèle entre le
délire et la théorie freudienne qui tous deux contiennent un
noyau de vérité et ceux malgré [leurs]
inévitables déformations ??. L'analyste, comme le
délirant, veulent tout analyser, tout rationaliser, ce qui revient
à utiliser le mécanisme de la projection comme défense. Le
but est de sauver son propre pouvoir interprétatif par le processus
consistant à rationaliser ses propres interprétations, sans tenir
compte de leur
exactitude ou de leur inexactitude.
Bien plus, Deleuze identifiait désir et délire.
Le désir freudien d'analyser Hamlet le conduit-il à
délirer?
D'autre part, si Freud peut être considéré
comme un écrivain, alors son
oeuvre est-elle une sublimation?
345. André Green, Hamlet et Hamlet, une
interprétation psychanalytique de la représentation,
Balland, 1982, Mayenne, p. 14.
346. André Green, La folie privée, op.
cit., p. 192.
131
Dans son essai La folie privée347,
Green montre que le fantasme prend le relais sur la réalisation
hallucinatoire du désir. Le transfert pose une limite au modèle
idéal de l'analyse des processus inconscients. C'est peut-être ce
qui limite radicalement la tentative freudienne d'interprétation, d'
analyse de l'inconscient d'Hamlet : le fait que des processus de transfert et
de contre-transfert entre Freud-analyste-analysant et
Hamlet-analysé-analyste entrent en jeu. Il n'est désormais plus
possible de rêver d'une méthode pure d'étude des processus
inconscients, dès lors que l'analysant vient troubler la pureté
de l'analyse. C'est pourquoi, on peut parler d'une mésalliance entre
l'analyste et l'analysant.
Pourtant, le transfert reste le moteur de la cure. C'est
d'ailleurs pourquoi selon Freud les psychotiques sont inanalysables,
étant incapables de transfert.
1) Une démarche scientifique faussée par un
lien trop étroit et personnel entre Freud et Hamlet?
Dans un premier temps, Freud voit en Hamlet un
hystérique puis son analyse du personnage évolue au fur et
à mesure que la psychanalyse évolue. Par crainte qu'Hamlet ne lui
échappe, Freud ne chercherait-il pas toujours à accorder ce
personnage qui le hante à l'actualité de ses recherches? Plus
profondément, le rapport intime qu'entretenait Freud avec l'oeuvre de
Shakespeare n'aurait-il pas tendance à fausser la démarche
à prétention scientifique? Les désirs inconscients de
Freud et la machine paranoïaque (qui est aussi machine désirante)
viennent s'immiscer entre la volonté consciente d'objectivité
scientifique
et l'objet d'étude Hamlet.
Dans sa correspondance avec Fliess, Freud fait implicitement
un parallèle entre Hamlet (oeuvre charnière à la
date incertaine, entre deux siècles : 1599-1603) et son
Interprétation du rêve (aussi à cheval entre deux
siècles), les deux ouvrages ayant été écrits peu
après la mort du père de leur auteur.
Plutôt que de dire à la suite d'André
Green que Hamlet, création de Shakespeare, fait apparaître le
spectre de Shakespeare à travers Hamlet 348, nous
pourrions avancer la chose suivante : aux yeux de Freud, Hamlet fait
apparaître son propre spectre. Ainsi nous pourrions lire les passages
où Freud aborde Hamlet comme la révélation de la
présence spectrale de Freud lui-même à travers son
interprétation du personnage fictif.
Nous l'avons vu, Hamlet est comme un miroir dans
lequel vient se refléter le psychisme de tout être humain, y
compris celui du fondateur de la psychanalyse. Pourtant, ne serait-il pas plus
juste de dire que Freud a cru voir dans Hamlet une valeur universelle
parce qu'il s'agissait avant tout d'un miroir tendu à sa propre
âme? Freud paraît en effet impliqué personnellement dans sa
lecture d'Hamlet, ne serait-ce que par la sélection qu'il
opère de certains passages dans le texte. Carmelo Bene avait
souhaité faire un Hamlet de moins 349, en procédant
par amputation à partir de la trame shakespearienne. On pourrait
considérer le travail opéré par Freud sur Hamlet
comme
347. André Green, op. cit.
348. André Green, Hamlet et Hamlet, op. cit., p.
41.
349. Un Amleto di meno , Italie, 1973, réalisation,
direction et scénario de Carmelo Bene.
132
une entreprise similaire d'amputation. Freud se focalise sur
ce qui le touche en propre et ignore totalement de nombreux
éléments de la pièce de Shakespeare lorsqu'il
l'appréhende à travers le prisme analytique. Le personnage
d'Ophélie, nous le verrons, est relégué entièrement
au second plan, dans l'ombre d'Hamlet.
Il est amusant de repérer dans la correspondance de
Freud avec Fliess, dans la fameuse lettre du 15 octobre 1897 introduisant le
complexe d'×dipe et son lien intrinsèque avec
Hamlet??, un lapsus calami?? où
Laërte, sous la plume de Freud, prend la place de Polonius derrière
le rideau lors de la scène 4 de l'acte III ???. Hamlet vient
résonner à la manière d'un symptôme dans le discours
de freudien. Hamlet semble posséder un certain pouvoir de
castration sur Freud. Bien plus qu'à celui d'Hamlet, il semble
qu'Hamlet renvoie au roman familial de Freud lui-même, ce que ce
dernier ne manque pas de reconnaître ???.
De la même manière que Delacroix, dans sa
variation autour du thème ham-létien, s'est dépeint
lui-même dans un Autoportrait en Hamlet , Freud nous livre une sorte
d'autobiographie en Hamlet, par le biais de son oeuvre. Inversement, Hamlet
nous apparaît comme un Hamlet freudien et non plus comme l'Hamlet de
Shakespeare. Il y a un peu de Freud dans cet Hamlet qu'il évoque et
qui le hante et beaucoup d'Hamlet dans Freud.
Freud ne se contente pas de répéter le
thème hamlétien. Sa répétition s'accompagne d'une
modification propre à toute opération de sublimation. L'oeuvre
freudienne peut être comprise comme une oeuvre littéraire et peut
dès lors être analysée elle-même sous l'angle de la
sublimation. Freud a besoin de faire ce transfert sur la figure
d'Hamlet-analyste pour mener à bien la suite de son auto-analyse. La
relation entre Freud et Hamlet ne puise pas sa source dans une situation
effective mais dans les relations infantiles de Freud-analysant
(analyste-analysé). Il le reconnaît lui-même.
D'une part, il ne s'agit pas de considérer Hamlet comme
une personne réelle. D'autre part, les désirs inconscients qu'il
prête à Hamlet sont exactement ceux qu'il a pu constater dans son
auto-analyse et tout particulièrement dans l'analyse de ses propres
rêves. Le transfert est apparent et à demi avoué dès
la fameuse lettre à Fliess du 15 octobre 1897. Freud, en ce sens, ferait
un transfert sur Hamlet, transfert qui mobiliserait non seulement des
éléments du passé, mais également des
éléments du présent et de l'avenir.
Freud se sent proche de Shakespeare ou du moins de l'auteur
d'Hamlet. Il met en évidence, nous l'avons vu, le fait que
l'écriture d'Hamlet suit de peu la mort du père de
Shakespeare. De même Freud qui est alors en train de
350. Sigmund Freud, Lettre 142, op. cit., p.
342-346.
351. Une erreur commise en écrivant,
phénomène qui consiste à substituer une chose à une
autre, rapporté par Freud à une formation de l'inconscient. Voir
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite
bibliothèque Payot, Paris, 2001.
352. Il s'agit de la scène entre Hamlet et sa
mère ayant lieu dans la chambre à coucher de celle-ci, juste
après la fameuse scène dans la scène dite play-scene .
Polonius se cachait derrière une tenture afin d'observer Hamlet et ce
dernier, se sachant espionné et prétendant croire - ou croyant
réellement - qu'il s'agissait du roi Claudius, le tue de sang froid d'un
coup de dague.
353. Freud explique cette tendance à substituer le nom
du frère au nom du père dans Psychopathologie de la vie
quotidienne, op. cit., p. 276.
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travailler sur L'interprétation du rêve
vient de perdre son père. Freud manifestera jusqu'au bout ce
sentiment d'une connivence avec l'auteur d'Hamlet et ce, peu importe
son identité et sa biographie effectives. Freud suivra de près
les débats autour de l'identité de Shakespeare, sans que cela
fasse changer d'un iota l'importance qu'il octroie à la figure de
l'auteur dans la compréhension psychanalytique de l'oeuvre. Il tenait
effectivement, jusqu'au bout, à maintenir le parallèle
dressé entre l'inconscient du héros et l'inconscient de l'auteur,
le second conditionnant le premier.
Par ailleurs, il refusera toujours l'explication de l'oeuvre
par le génie artistique. L'affection toute particulière de Freud
pour le prince danois semblait découler de cette proximité qu'il
ressentait entre lui et Shakespeare. On peut penser que Freud se sentait membre
avec Shakespeare d'une certaine communauté spirituelle dans le choix de
et la sensibilité à certains thèmes, et d'une certaine
communauté de vécu, se caractérisant par une façon
similaire de traverser le deuil vis-à-vis du père par le biais de
l'écriture d'une oeuvre décisive.
Hamlet tout comme L'interprétation du
rêve apparaissent dès lors comme des symptômes
réactionnels à la mort du père, le traumatisme vécu
réveillant les sensations de l'enfance. Rappelons que pour Freud la mort
du père est l'événement le plus significatif dans la vie
d'un homme, la perte la plus radicale . Il est amusant de voir que Freud se
faisait le reproche (ou peut-être regrettait-il de ne pas avoir choisi la
voie de l'écriture littéraire au lieu de celle de la science?)
d'aborder ces objets d'étude à la manière d'un
poète et non d'un chercheur, d'un scientifique.
Freud articule les expériences récentes de sa
propre vie avec sa découverte majeure, à savoir la
conictualité oedipienne et son lien avec la culpabilité
hamlétienne. La perte de son père a refait surgir des sentiments
remontant à la prime enfance. Freud s'imagine donc, qu'au moins
inconsciemment, Shakespeare, lorsqu'il écrit Hamlet peu
après la mort de son père, réactualise des désirs
refoulés apparus lorsqu'il était enfant. Dans cette perspective,
Hamlet et L'interprétation du rêve apparaissent
comme des oeuvres permettant la traversée du passage de la figure du
fils coupable des péchés du père à la figure d'un
père d'une descendance, ou en l'occurrence du créateur d'une
grande oeuvre. Hamlet n'étant qu'un personnage et non un individu
réel, il ne peut accomplir cette traversée et reste coupable
jusqu'à la fin. La mort d'Ophélie signe sa propre mort. Le rejet
de la jeune femme qui l'a précédé montre qu'Hamlet a
renoncé à sa propre descendance pour rester cette exemplification
de la culpabilité d'un fils qui porte les péchés de son
défunt père comme s'ils étaient les siens. De la
même manière, Hamlet enjoindra Ophélie à se souvenir
de tous ses péchés :
The fair Ophelia! Nymph, in thy orisons
Be all my sins remember'd. ??.
354. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 88-89 :
La belle Ophélie! Nymphe, dans tes prières,
Souviens-toi de tous mes péchés. .
134
Ophélie ne supportera pas cette hantise
hamlétienne, ces revenants de la mémoire d'Hamlet,
contrairement à Freud, et elle choisira une autre voie que celle
consistant, comme Hamlet, à se courber sous le poids des rejetons du
refoulé oedipien : comme nous le verrons dans la troisième
partie, elle choisira la voie de la déterritorialisation par rapport au
codage oedipien, la voie de la différence schizo, la voie du
délire où se manifestent inconscient et désir machiniques,
et la voie du devenir-végétal, du devenir-eau, du
devenir-monde.
Se dessine alors, ainsi que l'a suggéré
Henriette Michaud dans son essai sur Freud et Shakespeare, toute une conception
de l'oeuvre, en l'occurrence du chef-d'oeuvre, comme dépassement du
deuil vis-à-vis du père. Faire oeuvre, c'est en quelque
façon être père de son oeuvre et donc s'inscrire dans le
mouvement de la filiation à son tour. L'oeuvre apparaît ainsi dans
sa fonction thérapeutique comme l'équivalent d'une formation de
compromis, tout comme la représentation théâtrale de la
pièce de Shakespeare pouvait, à certains égards,
revêtir les mêmes attributions que la cure analytique. Freud
s'intéresse à l'énigme de la création en ce sens
qu'il est attentif au rapport entre l'oeuvre et son auteur. La matière
de la création a également son importance, de même que les
effets de vérité qu'elle induit à la fois sur l'auteur, le
lecteur, le critique et le public.
Sa propre expérience, que Freud estime analogue
à celle de l'auteur d'Hamlet, est le déclencheur de ce
qu'il ressent comme une lucidité supérieure, celle qui le fera
lire dans la pièce de Sophocle une configuration psychique susceptible
d'être universalisée. Freud dit lui-même que la
métapsychologie, qu'il qualifie par ailleurs de sorcière , se
situe à mi-chemin entre la littérature (la poésie, la
Dichtung) et la recherche scientifique (la Forschung), et
qu'elle jette dans l'obscurité quelques rayons de lumière vers
l'espace de ces choses entre le ciel et la terre que la philosophie ne peut
même pas rêver . ???.
La Traumdeutung, sur le plan du savoir, veut
être l'équivalent de ce que fut Hamlet dans le
développement de l'oeuvre théâtrale de Shakespeare. Le
poète est un rêveur qui ne s'est pas analysé, mais qui a
néanmoins abréagi dramatiquement; Freud est un Shakes-
peare qui s'est analysé. ???
L'interprétation psychanalytique d'une oeuvre
littéraire implique un investissement (affectif) personnel :
après s'être identifié à Hamlet suite à la
mort de son père, Freud s'identifie plus tard au personnage du roi Lear
(Freud avait également trois filles) dans Le motif du choix entre
les coffrets (1913) ???.
Dans le cadre de l'interprétation freudienne d'Hamlet,
il est clair que le facteur personnel a une fonction organisatrice. Les
contributions de Freud à l'entreprise, devenue séculaire,
d'interprétation d'Hamlet interfèrent avec son his-
toire personnelle.
La lecture psychanalytique, étant une reconstruction,
se distingue de la biographie ordinaire qui se base sur une
vérité matérielle incommensurable avec la
355. Henriette Michaud, op. cit., p. 59.
356. Jean Starbinski, op. cit., p. XVI.
357. Sigmund Freud, Le motif du choix entre les coffrets
(1913), Écrits philosophiques et littéraires,
op. cit., p. 1121-1131.
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vérité analytique. La vérité
poétique est encore toute autre. Il y a une fonction Shakespeare chez
Freud, comme l'a bien montré Henriette Michaud. Freud construit son
propre Shakespeare et donc son propre Hamlet en reconstruisant, d'une
part, l'histoire individuelle de son auteur présumé et, d'autre
part, une sorte de romantisation familiale du personnage fictif,
antérieure au début de
l'action théâtrale.
Un discours de la méthode psychanalytique ???
applicable, de manière mécanique, à tout texte
littéraire n'est pas envisageable. Il convient de statuer au cas par
cas. Les mots d'un personnage littéraire sollicités dans un
ouvrage théorique ne sont jamais de pures et simples illustrations.
À travers l'÷uvre freudienne, le personnage conceptuel d'Hamlet
énonce la pensée du fondateur
de la psychanalyse.
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