c) Lire l'être humain en général
à travers Hamlet.
Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de
cette sagesse supra-
personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours
un
peu plus intelligents que leurs auteurs.
337.
336. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 345.
337. Milan Kundera, L'art du roman, Gallimard, folio,
Paris, 1995.
128
La tragédie qui est vraiment la nôtre propre,
celle d'Hamlet, celle sur laquelle je me suis longuement livré au
repérage de la place comme telle du désir, désignant par
là ceci qui a pu paraître étrange jusque-là que,
très exactement, chacun y ait pu lire le sien. 338.
Lacan, dans son Séminaire Le transfert dans sa
disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions
techniques. parle du drame originel de l'homme moderne, d'Hamlet 339.
La méthode psychanalytique ainsi appliquée
à Hamlet donne des clefs pour résoudre les
problèmes psychologiques posés par les mobiles obscurs de
l'action et du désir humains.
Peut-on psychanalyser les hommes à travers cette
oeuvre, ses personnages et son auteur?
Tout être humain peut reconnaître son histoire
personnelle dans le mythe et la tragédie, qui ne sont que l' expression
impersonnelle et collective 340
de quelque chose que chaque individu peut éprouver
subjectivement. L'histoire infantile subjective, grâce à
Hamlet, trouve la possibilité de revêtir une dimension
explicite et universelle. Ceci permet à chacun (au niveau
ontogénétique) de mieux comprendre certaines tendances
présentes de manière latente.
La légende d'Hamlet et sa reprise shakespearienne sont
l'expression d'un désir réalisé, malgré la force du
refoulement (qui a progressé depuis l'époque
du mythe oedipien et de son expression dans la tragédie de
Sophocle), désir
enfoui universellement dans toutes les subjectivités
particulières, à tel point qu'on peut parler d'une
subjectivité de l'humanité . Starobinski parle des
rapports entre Hamlet et ×dipe en termes d'objectivation de
la subjectivité
et de subjectivation du mythe. La progression séculaire
du refoulement transparaît avec une certaine acuité à
la lecture psychanalytique d'Hamlet. Les
désirs inconscients n'étaient pas si voilés
dans ×dipe roi. Freud explique ceci
par le fait que la tragédie sophocléenne avait vu
le jour à une époque où le refoulement n'était
pas encore la loi générale et la norme historique de
l'espèce
humaine (du point de vue phylogénétique). C'est
désormais le cas à l'époque de Shakespeare, c'est pourquoi
la tragédie d'Hamlet est exemplaire de l'avènement de la
subjectivité moderne et de ses inhibitions dues à l'importance
que le refoulement a désormais au sein des mécanismes psychiques
de l'être humain.
Freud s'identifie régulièrement à
Shakespeare par son aptitude à mettre au jour les symptômes d'un
fait humain universel refoulé. Freud insiste sur l'attrait
universel pour Hamlet qui parvient à
littéralement séduire les publics les plus
divers. Il en trouve la raison dans le fait qu'Hamlet
mobiliseraitun thème pro- fond touchant les profondeurs de
l'humanité. Ainsi, Hamlet est surnommé par
Jones sphinx de la littérature moderne , de la
même manière que le sphinx de Thèbes était celui de
la littérature antique. Le conflit d'Hamlet trouve un écho dans
la psyché des spectateurs, bien qu'ils ignorent les sources du conflit
qui a fait naître en eux ces émotions. Hamlet, comme tout homme
civilisé, est
338.
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XV L'acte
psychanalytique , leçon du 06-12-1967.
339. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII :
Le transfert, Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2001, Leçon du
03-05-1961, p. 277.
340. Jean Starobinski, op. cit.
129
travaillé par des pulsions associées à
une culpabilité d'origine incestueuse. Tout homme possède une
conscience donc tout homme est un lâche selon le raisonnement d'Hamlet :
traduit en termes psychanalytiques, ceci veut dire que tout homme
répugne à l'exploration en profondeur de son âme.
L'étude de la névrose d'Hamlet, comme l'étude des
névroses en général, permettrait de connaître les
mobiles fondamentaux qui mènent les hommes. C'est dans la perspective
d'illustrer des modèles de comportement universels que Freud invoque
Hamlet.
La tendance commune à sacraliser l'oeuvre
littéraire et l'écrivain ne rend pas justice à la
création littéraire car, à vouloir à tout prix
préserver le mystère de l'oeuvre, on risque de passer à
côté de bien des aspects de celle-ci, qui mériteraient
pourtant d'être éclairés par une lumière plus vive
? afin de rendre plus profonde sa résonance . Nous risquons
également d'oublier que l'auteur est un homme comme nous et qu'il est
absurde ?? d' affirmer de tous les grands poètes qu'ils siègent
dans un ciel à part au-delà de l'humanité,
échappant comme par miracle à la condition d'homme, au lieu
d'être des miroirs d'élection où cette condition d'homme
[...] trouve à se refléter ??.
Si nous sommes émus par une pièce de
théâtre, ce n'est pas en raison de ce qu'elle représente
d'efforts difficiles, ni de ce qu'à son insu un auteur y laisse passer,
c'est en raison, je le répète, de la place qu'elle nous offre,
par les dimensions de son développement, pour y loger ce qui est en nous
recelé, à savoir notre propre rapport à notre propre
désir. Si cette possibilité nous est ouverte d'une façon
éminente par Hamlet, ce n'est pas parce que Shakespeare est
pris à ce moment-là dans un drame personnel, c'est parce que
cette pièce réalise et, par certains côtés, au
maximum la superposition de dimensions, de plans ordonnés, qui est
nécessaire à donner sa place à ce qui est en nous, pour
que ce drame vienne y retentir. ?
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