b) Se lire soi-même à travers Hamlet
Tragédie du caractère, tragédie du
destin.
Hamlet apparaît de manière significative
328 lorsque Freud fait retour sur sa pratique individuelle
d'analyste et qu'il met ceci en perspective en dressant une esquisse d'histoire
du mouvement psychanalytique. Tout d'abord, intéressons-
327. ibid., p. 293-394.
328. Puisque nous verrons qu'Hamlet est, bien plus
qu'une simple curiosité psychanalytique pour Freud, un problème
que Freud prend personnellement à coeur, dans les écrits à
consonance autobiographique.
329. Sigmund Freud, Autprésentatin, O.C.F. XVII
(1923-1925), PUF, 1992, p. 110-112.
124
nous à la distinction que fait Freud entre Hamlet
comme tragédie du caractère et ×dipe roi comme
tragédie du destin.
Dire qu'Hamlet est une tragédie du
caractère signifie que la tragédie d'Ham-let est en
lui-même, qu'il s'agit d'un conflit avant tout intérieur,
d'où la possibilité pour la psychanalyse d'aborder le
héros en proie à ce conflit intrapsychique comme s'il s'agissait
de l'analyse d'un névrosé. La tragédie d'Hamlet ne
découle pas de difficultés externes mais d'un conflit familial et
personnel (la paralysie de l'action ne tient pas principalement à ses
possibles conséquences : devoir de dénoncer le fratricide tout en
manquant de preuves irréfutables pour accuser Claudius).
Dans Autoprésentation (1925) 329,
Freud rappelle le rôle qu'ont joué les hommes de lettres, tout
particulièrement en France, dans la diffusion de la psychanalyse. Avec
L'interprétation du rêve, la psychanalyse a franchi les
limites d'une affaire purement médicale et Freud a mis en
lumière la possibilité d'une application de la psychanalyse
à divers domaines culturels, dont la littérature. Ainsi, dans un
mouvement d'apport réciproque, la littérature est
connectée à la science grâce à la psychanalyse et
elle est jugée essentielle pour comprendre la psychanalyse
elle-même.
Toute une série d'incitations
procédèrent pour moi du complexe d'×dipe, dont je
reconnaissais peu à peu l'ubiquité. Si, depuis toujours, le
choix, voire la création de ce matériau horrifiant avaient
été énigmatiques, tout comme l'effet bouleversant de sa
présentation poétique et l'essence de la tragédie du
destin en général, tout cela s'expliquait par la reconnaissance
du fait qu'ici avait été saisie dans sa pleine signification
affective une conformité aux lois propre à l'advenir animique.
Fatalité et oracle n'étaient que les matérialisations de
la nécessité intérieure; que le héros
péchât à son insu et contre son intention se comprenait
comme l'expression exacte de la nature inconsciente de ses tendances
criminelles. De la compréhension de cette tragédie du destin, il
n'y avait alors qu'un pas jusqu'à l'éclaircissement de la
tragédie de caractère de Hamlet, qu'on admirait depuis
trois cent ans sans pouvoir en indiquer le sens ni deviner les motifs du
poète. N'était-il pas remarquable que ce névrosé
créé par le poète échoue sur le complexe
d'×dipe comme ses nombreux compagnons dans le monde réel car Hamlet
se voit assigner la tâche de venger sur un autre les deux actes qui
constituent le contenu de l'aspiration oedipienne, cependant que son propre
sentiment de culpabilité obscur peut bien paralyser son bras. Le
Hamlet a été écrit par Shakespeare très
tôt après la mort de son père [note de Freud, ajout de 1935
: C'est là une construction que je voudrais expressément
retirer. Je ne crois plus que l'acteur William Shakespeare de Stratford est
l'auteur des oeuvres qui lui ont été si longtemps
attribuées. Depuis la parution du livre Shakespeare identified de
Looney, je suis à peu près convaincu que derrière ce
pseudonyme se cache en fait Edward de Vere, Earl of
125
Oxford. . 330]. Mes indications en vue d'une
analyse de ce poème tragique ont connu ultérieurement une
élaboration approfondie de la part de Ernest Jones 331. C'est
le même exemple qu'Otto Rank a pris ensuite comme point de départ
de ses investigations sur le choix des matériaux chez les poètes
dramatiques. Dans son grand livre sur le motif de l'inceste 332,
il a pu montrer avec quelle fréquence les poètes choisissent
précisément de présenter les motifs de la situation
oedipienne, et a pu s'attacher aux transformations, modifications et
atténuations de ce matériau à travers la
littérature universelle. 333.
Il est nécessaire de comprendre au préalable la
différence entre ces deux types de tragédies afin de saisir par
la suite ce qui distingue en propre leurs héros. En effet, ainsi que
Starobinski l'explique,
Le rapport entre la tragédie du caractère et
la tragédie du destin [.. .] est analogue et proportionnel à
celui qu'entretiennent la variante (ou flexion) névrotique avec le
modèle (ou radical) premier de la pulsion oedipienne. 334.
A propos de la note de Freud qui apparaît dans cet
extrait, nous trouvons quelques explications dans la correspondance de Freud,
dans une lettre datant du 29 août 1935 :
En ce qui concerne la note Shakespeare-Oxford, votre
proposition me met dans la situation insolite de montrer mon opportunisme. Je
ne peux comprendre l'attitude anglaise à l'égard de cette
question : Edward de Vere était certainementun aussi bon Anglais que
Will Shakespeare. Mais comme le sujet est si éloigné de
l'intérêt analytique, et comme vous attachez tant d'importance
à ma réticence, je suis prêt à supprimer la note, ou
à ajouter simplement une phrase comme : Pour des raisons
particulières, je préfère ne pas insister sur ce point.
Choisissez vous-même. Par contre, je souhaiterais que la note soit
conservée telle quelle dans l'édition américaine. On n'a
pas à redouter là-bas la même sorte de défense
narcissique. .
Il est intéressant de noter que, dans cette lettre,
Freud tient pour un problème ne relevant pas de la psychanalyse celui de
la réelle identité de l'auteur d'Hamlet.
Peu importe l'auteur authentique de l'oeuvre, les
hypothèses psychanalytiques faites sur celle-ci tiennent toujours,
même si elles impliquent quelque chose commeun auteur, une entité
Shakespeare . Freud n'étant pas catégorique sur la question de
l'auteur de Hamlet, on peut mettre en parallèle les
perspectives ouvertes par ces notes et extraits de la correspondance de Freud
avec les écrits de Deleuze sur la question de l'auteur et de la
romantisation familiale des névrosés. La question de
l'identité du père d'Hamlet obsédera
330. Cette note n'a été ajoutée que dans
l'édition américaine car Freud fut confronté à des
réticences de la part des éditeurs anglais.
331. Ernest Jones, art. Le complexe d'×dipe comme
explication du mystère d'Hamlet , The American Journal of Psychology,
Janvier 1910, p. 72-113.
332. Otto Rank, op. cit.
333. Sigmund Freud, ibid.
334. Jean Starobinski, op. cit., p. XXVIII.
126
Freud toute sa vie. Il explorera les diverses
hypothèses faites par ses contemporains érudits. Ceci est crucial
car nous sommes par là même poussés à
reconsidérer les suggestions de Freud sur l'inconscient de Shakespeare
à l'oeuvre dans Hamlet.
Il semblerait que les éléments biographiques, la
vérité matérielle ne soient pas ce qui intéresse
Freud en premier lieu. Il s'agit plutôt de mettre au jour l'idée
que la psychanalyse et la création littéraire puisent dans le
même matériau inconscient, que vérité analytique et
vérité poétique se recoupent sans qu'il soit
nécessaire de les référer à une
vérité factuelle. William Shakespeare, John Florio, Edward de
Vere, ... cela importe peu du point de vue strictement analytique. Pourtant,
cela intéressait Freud au plus haut point mais il s'agissait d'un
intérêt extra-analytique comme il le précise dans la note
que nous venons de citer.
A partir de l'analyse du progrès du refoulement de
×dipe à Hamlet et de la résolution de l'énigme
hamlétienne par le concept psychanalytique du complexe oedipien, Freud
peut enchaîner sur un autre problème fondamental relatif à
la création artistique, problème suscité notamment par sa
fréquentation assidue du Hamlet de Shakespeare. Ceci est
d'ailleurs une des dimensions essentielles de la psychanalyse appliquée
à la littérature. Aborder à nouveau le mystère
d'Hamlet est donc l'occasion pour Freud d'enchaîner sur une mise au point
concernant la démarche et les enjeux de la psychanalyse appliquée
:
On était porté, à partir de là,
à s'attaquer à l'analyse de l'activité de création
poétique et artistique en général. On reconnut que le
royaume de la fantaisie était une réserve , qui avait
été aménagée lors du passage douloureusement
ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de
permettre un substitut pour une satisfaction pulsionnelle à laquelle il
avait fallu qu'on renonce dans la vie effective. L'artiste, comme le
névrosé, s'était retiré de la réalité
effective insatisfaisante et retranché dans ce monde de la fantaisie,
mais, contrairement au névrosé, il s'entendait à en sortir
en trouvant le chemin du retour et à reprendre pied dans la
réalité effective. Ses créations, les oeuvres d'art,
étaient des satisfaction en fantaisie de souhaits inconscients, tout
comme les rêves avec lesquels elles avaient aussi en commun le
caractère de compromis, car il fallait qu'elles aussi évitent le
conflit ouvert avec les puissances du refoulement. Mais à la
différence des productions de rêve, asociales et narcissiques,
elles escomptaient la participation d'autres hommes, elles pouvaient animer et
satisfaire chez ceux-ci les mêmes motions de souhait inconscientes. En
outre, elles se servaient du plaisir de perception de la beauté formelle
comme prime d'appât . Ce que la psychanalyse pouvait apporter,
c'était à partir de la mise en relations réciproques des
impressions de la vie, des destins fortuits et des oeuvres de l'artiste de
construire sa constitution et les motions pulsionnelles à l'oeuvre en
elle, donc ce qu'il y a en lui d'universellement humain. ???
335.
Sigmund Freud, ibid., p. 112-113.
127
Ainsi, Freud part de l'analyse de l'inconscient du personnage
Hamlet pour en arriver à l'analyse des processus inconscients à
l'oeuvre dans l'activité créatrice, dans le fantasmer
(phantasieren) de l'écrivain.
Freud explique également le rôle de la dimension
formelle de l'oeuvre d'art. Nous avons vu que la psychanalyse freudienne
stipulait que le contenu de l'oeuvre primait sur sa forme. Freud poursuit ici
sa réfutation des thèses de l'esthétique kantienne sur le
désintéressement propre à l'émotion
esthétique de la contemplation de l'oeuvre d'art. Ce n'est nullement un
hasard pour Freud si l'oeuvre d'art a cette capacité de plaire
universellement. Le fait qu'il s'agisse d'une belle oeuvre d'art n'offre qu'une
prime d'appât . Ce qui, en dernier ressort, suscite le plaisir dans la
confrontation à l'oeuvre d'art, ce sont les soubassements inconscients
constitutifs de son contenu profond. A ses détracteurs qui estimaient
que la prise de connaissance des hypothèses issues de la psychanalyse
appliquée risquaient d'amoindrir le plaisir ressenti au contact de
l'oeuvre, Freud répond :
Il ne s'est pas produit que la jouissance tirée de
l'oeuvre d'art soit gâchée par la compréhension analytique
ainsi obtenue. .
Par opposition, Freud prévient également que la
psychanalyse appliquée n'a en aucun cas pour but d'apporter au profane
des solutions aux deux problèmes, qui sont vraisemblablement ceux qui
l'intéressent le plus , à savoir celui du don artistique et
celui de la technique artistique .
Chaque individu, un minimum névrosé, peut se
reconnaître dans le prince danois et prend du plaisir à être
ainsi héroïsé, élevé au rang de grand
personnage littéraire de la modernité par le fondateur de la
psychanalyse. Freud ramène les petites névroses modernes à
des grands mythes, à la grande littérature et à
l'épopée de l'humanité. Freud alimente ainsi notre
hybris, il nous flatte peut-être sans s'en rendre compte en nous
faisant l'égal d'Hamlet, peut-être pour compenser cette blessure
narcissique qu'il avait infligée au préalable à
l'humanité en mettant au jour le fait que le moi n'était plus le
maître en sa propre demeure.
Tandis que Freud semble se focaliser davantage sur le
personnage et l'auteur, notons que Lacan s'intéresse tout
particulièrement à la lettre du texte shakespearien, à la
pièce Hamlet.
Qu'on me donne mon désir! Tel est le sens que je vous
ai dit qu'avait Hamlet pour tous ceux, critiques, acteurs, ou
spectateurs, qui s'en emparent. [...] s'il en est ainsi, c'est en raison de
l'exceptionnelle, de la géniale rigueur structurale où le
thème d'Hamlet en
arrive dans cette pièce 336.
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