2) Ouverture à de nouveaux degrés de lecture
de l'oeuvre littéraire.
Sur le plan de la critique littéraire, l'utilisation de
la psychana-
lyse permet de comprendre mieux l'÷uvre, de l'enrichir de
sens nou-
veaux, sans la dévaloriser pour autant. 317.
La méthode freudienne permet, au-delà de la
psychanalyse du personnage littéraire (dont Freud avoue qu'elle est un
leurre, malgré le fait qu'elle n'est pas dénuée
d'intérêt), de son auteur (dimension biographique que Freud
n'abandonnera jamais complètement) et du texte (une entreprise à
laquelle Freud a ouvert la voie), différents degrés de lecture,
moins immédiats mais non moins essentiels.
Si la psychanalyse appliquée à l'÷uvre
littéraire est enrichissante pour la critique littéraire, qu'en
est-il de son apport proprement philosophique?
Nous reprenons ici des aspects mis en exergue par Jean
Bellemin-Noël dans
Psychanalyse et littérature318.
a) Lire de la production d'inconscient à
même Hamlet.
Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet
à la fois d'offrir aux textes une autre dimension et d'observer
l'écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement.
L'activité littéraire y gagne un régime de sens
supplémentaire, et d'être reconnue subversive en tant que travail
de l'Autre [l'Inconscient]. Les structures universelles et l'ineffable
singularité du sujet humain s'en trouvent peut-être
appréciées avec plus de justesse; donc plus de justice. 319.
Freud et l'Unheimliche. L'artiste
tire les mêmes bénéfices de sa création artistique
que l'analysant de sa cure analytique. Il produit, il libère de
l'inconscient. La prime enfance comporte une masse d'émotions, de
fantasmes et de pulsions demeurés inconscients (pulsion de destruction,
jalousie, haine, pulsions meurtrières). Ce sont ces aspects de la
psyché infantile qui sont pour Freud la source des grandes
tragédies poétiques. D'après Jones, Hamlet aurait eu
l'effet d'une réelle thérapie pour Shakespeare, en lui servant
à apaiser ses tourments, le
préservant ainsi de la folie.
316. Jacques Derrida, ibid., p. 455.
317. Anne Clancier, Psychanalyse et critique
littéraire, Editions Privat, Nouvelle Recherche, Toulouse, 1973.
318. Jean Bellemin-Noël, op. cit.
319. Jean Bellemin-Noël, op. cit.
320. Sigmund Freud, L'inquiétante
étrangeté, Écrits philosophiques et littéraires,
Opus seuil, p. 1204-1221.
119
Par ailleurs, une autre manière de produire de
l'inconscient pour l'écrivain consiste dans l'exploitation de ce que
Freud nomme des sentiments d' inquiétante étrangeté
(das Unheimliche). Dans l'essai de psychanalyse appliquée,
L'inquiétante étrangeté (1919) 320,
Freud dit la chose suivante :
L'écrivain suscite bien en nous, au début, une
incertitude en ne nous laissant pas, sans doute
délibérément, deviner tout d'abord s'il va nous faire
entrer dans un monde réel ou dans un monde imaginaire à sa guise.
Car enfin il a notoirement le droit de faire l'un ou l'autre, et si par exemple
il a choisi pour théâtre de ce qu'il décrit un monde
où interviennent des esprits, des démons et des fantômes,
comme Shakespeare dans Hamlet, Macbeth, ou dans un autre sens, dans
La Tempête et Le songe d'une nuit d'été,
nous sommes bien obligés de lui céder là-dessus et,
pendant le temps où nous nous y consacrons, de traiter comme une
réalité le monde régi par ses présuppositions.
[...] L'écrivain peut aussi s'être créé un monde
qui, moins fantastique que celui du conte, s'écarte néanmoins du
monde réel en faisant une place à des êtres spirituels
surhumains, des démons, des esprits de défunts. Toute
l'étrangeté qui pourrait s'attacher à ces personnages est
alors exclue, dans la mesure où s'appliquent les
présupposés de cette réalité poétique. Les
âmes de l'enfer de Dante ou les esprits qui apparaissent chez
Shakespeare, dans Hamlet, Macbeth, Jules César, peuvent
être passablement lugubres et effrayants, mais au fond ils ont aussi peu
d'inquiétante étrangeté que le monde lumineux des dieux
d'Ho-mère. Nous adaptons notre jugement à cette
réalité fictive due à l'écrivain, et nous traitons
âmes, esprits et fantômes comme s'ils existaient de plein droit
tout comme nous-mêmes dans la réalité matérielle.
Cela aussi est un cas où l'étrangeté est
épargnée. .
Que signifie l'expression inquiétante
étrangeté pour Freud? Il s'agit d'un concept presque
insaisissable. Tentons d'éclaircir ce à quoi Freud faisait
référence lorsqu'il parlait de phénomènes
d'inquiétante étrangeté dans la littérature et
lorsqu'il proposait d'en faire l'objet d'analyse de la psychanalyse
appliquée. Les rêves dans la littérature possèdent
les mêmes caractéristiques que ceux de la vie réelle et
procèdent au même travail du rêve. Freud prend l'exemple du
spectre dans Hamlet comme type de symbole pouvant apparaître
dans un récit, de telle sorte que nous sommes contraints d'accepter sa
réalité dans le cadre du récit, de la même
manière que nous acceptons comme vrais les symboles dans nos
rêves. L'effet dramatique vient de l'ambiguïté entre
réalité et imagination qui cause un déséquilibre
momentané chez le lecteur-spectateur, déséquilibre
semblable à celui du personnage dans la narration. La confusion
réalité-imaginaire doit être exclue pour
l'appréciation intellectuelle (seule véritable façon
d'apprécier une oeuvre littéraire pour Freud) de l'oeuvre. Dans
Hamlet, le roi et la reine ne sont pas capables d'assister à la
représentation organisée par Hamlet (la souricière ,
scène qui introduit le théâtre dans le théâtre
et qui met en scène, par un procédé de mise en
abîme, le meurtre
120
perpétré par le roi) car ils ne peuvent avoir le
détachement nécessaire au spectateur. Le public d'une oeuvre
théâtrale doit considérer les personnages scéniques
comme réels et non simplement fictifs. La production de sentiments
d'inquiétante étrangeté dans la littérature, ces
facteurs de silence, de solitude et de noirceur », sont les
éléments qui durant la prime enfance étaient
générateurs d'angoisse et que le spectateur-lecteur n'est pas
encore parvenu à dépasser.
???? ?????????ë? ?t ??????s? ? ?????s???t t?t?? Parmi
les démarches des critiques littéraires,
à mi-chemin entre littérature et psychanalyse, on peut citer
celle de Jean Bellemin-Noël, à laquelle nous avons
déjà fait référence, qu'il intitule lui-même
textanalyse ». Il s'agit, pour analyser un texte, d'étudier le
travail inconscient qui s'y effectue. Dans ce cadre l'auteur est conçu
à la fois comme personne réelle disposant de certaines
structures de désir » et comme porteur d'un certain projet
d'écriture». Il met en garde contre certaines tentations
inhérentes à ce type de démarche :
Il ne s'agit pas pour autant de se laisser aller sur le
discours de l'écrivain à tel délire interprétatif
où se complairait le lecteur saisi par le freudisme. Tout écrit
littéraire est le lieu d'une torsion, d'un forcement, d'un
forcénement du sens. » 321.
L'inconscient du texte prime ici sur l'inconscient de son
auteur, l'homme derrière l'oeuvre. Il s'agit par là de contrer
toute tentative psychobiographique ou psychocritique, telle que le beuvisme
322.
Déjà la psychanalyse se distinguait de la
psychobiographie dans sa démarche. Jean Bellemin-Noël revendique
comme méthode de ne jamais imposer de principes figés à
l'oeuvre, de ne jamais construire son analyse sur le même modèle,
la même intention, le même angle d'approche, mettant ainsi en
valeur le caractère absolument unique et singulier de chaque texte
littéraire. Il ne s'agit pas d'unifier toute la création
littéraire en cherchant un principe moteur ou un processus qui serait
identique partout, mais il s'agit de procéder par touches successives
dans l'analyse textuelle. Dans ce contexte, la psychanalyse doit servir de
moyen d'investigation des mécanismes par où s'exprime le
désir inconscient. Le rapport s'inverse car chez Freud la
création littéraire était un moyen d'investigation, un
outil pour la psychanalyse. Le texte littéraire n'est pas assignable
à un je » qui serait une source continue car celui-ci subit des
éclipses.
La fiction littéraire se raconte, elle ne
raconte pas quelque chose ou quelqu'un.
A viser l'écrivain, autant vouloir psychanalyser la
mère d'un patient et confondre fantasme et fantôme. »
323.
321. Jean Bellemin-Noël, Vers l'inconscient du
texte, PUF, écriture, Paris, 1992.
322. On appelle beuvisme la démarche de
l'écrivain et critique littéraire Charles-Augustin Sainte-Beuve,
consistant à ramener l'oeuvre à son auteur, en estimant qu'elle
reflète la vie de ce dernier et qu'on peut dès lors comprendre
l'oeuvre en parallèle avec la vie de son auteur. C'est ce type de
biographisme contre lequel s'insurgera Marcel Proust, dans Contre
Sainte-Beuve.
323. ibid.
121
Jean Bellemin-Noël propose le concept d' analecture
pour qualifier l'opération qui consiste à remonter aux instances
qui auraient fait pression sur l'agencement des mots, des phrases, des motifs,
des figures inscrites dans le récit. Ce processus permettrait à
terme de mettre au jour la présence de l'×dipe et celle de l'Autre
scène où ça parle. L'écrit
littéraire n'est pas soluble dans une topique, en ce sens qu'il serait
un lieu simple, localisable, ponctuellement descriptible en termes de nature,
de fixité ou de monosémie. Le texte est un espace topologique
où se joue quelque chose. Comme tel, il est inassignable à un
point d'ancrage particulier comme la figure de l'auteur.
La textanalyse propose de situer un espace de fonctionnement
de cette parole conçue comme décentrée,
irréductible à un système de pensée ou à une
structure qui lui préexisterait. Le problème de la psychanalyse,
lorsqu' elle s'attelle à la compréhension de la création
littéraire, c'est qu'il y a derrière cela une démarche
heuristique, l'analyste usant de procédures d'étude qui
consistent à ruser sans cesse avec le matériau littéraire
envisagé comme terrain de manoeuvre. Le logos psychanalytique
devrait renoncer à ses prétentions à expliquer ce qu'elle
croit être le système de l'oeuvre singulière, à
éclairer le psychisme de l'écrivain ainsi qu'à rendre
compte de la valeur esthétique et de l'effet de l'oeuvre
littéraire.
Hamlet, comme révélateur des
Hamlet . Alors qu'×dipe visait
l'inconscient universel et la théorie de la
sexualité infantile, Hamlet permet de capter l'inconscient individuel,
celui de l'échec du refoulement conduisant à la névrose
individuelle. Hamlet est révélateur des Hamlet . Il n'a
pas une portée universelle uniforme car il ne touche pas tous les
individus de la même manière. Freud précise que cela
dépend de leur équilibre psychopathologique, du degré de
névrose présent chez chaque individu. Tout le monde peut
être touché par ×dipe roi, mais Hamlet, au
contraire, ne parlerait pas à tout un chacun!
Dans ses 7 leçons sur Hamlet
324, Lacan s'oppose à l'idée selon
laquelle il s'agirait dans Hamlet d'on ne sait quelle fabulation
moderne, et que, par rapport à la stature des Anciens, les Modernes
seraient de pauvres dégénérés. .
Se pose alors la question : Pourquoi les Modernes
seraient-ils plus névrosés que les Anciens? . Ce à quoi
Lacan répond qu'il s'agit d'une pétition de principe .
La méthode prescrite par Lacan pour l'analyse
d'Hamlet consiste dans l'articulation qui est consubstantielle au
signifiant et sans laquelle il n'y a que continuité ou
discontinuité . Ainsi Lacan explique le cheminement psychanalytique :
Nous procédons par une sorte de comparaison des fibres
homologues dans l'une et l'autre phases, l'×dipe et l'Hamlet
325.
Il s'agit par là même de trouver la sorte de
causalité dont il s'agit dans ces drames .
L'idée de départ, c'est donc que le plus
instructif pour nous,
ce sont les modifications corrélatives. Les dégager
et les noter de
324. Jacques Lacan, op. cit.
325. ibid., p. 289.
326. ibid.
122
façon quasi algébrique nous permet de rassembler
les ressorts du signifiant et de les rendre plus ou moins utilisables par nous.
326.
Lacan propose alors sa propre lecture des signifiants qui se
dégageraient de la pièce de Shakespeare. Il tient, nous l'avons
vu, à distinguer très clairement Hamlet d'×dipe. Il estime
que le conflit oedipien est effectivement à l'oeuvre dans
Hamlet, mais la différence avec ×dipe roi, c'est
que ce conflit commence dès le début de l'action, alors que dans
la pièce de Sophocle, il débutait à la fin de la
tragédie. Lacan définit alors Hamlet, par contraste avec
×dipe roi, comme la tragédie du désir par
excellence. Toutefois, nous l'avons vu, contrairement à l'idée
freudienne, le désir en jeu ici est celui de la mère et non celui
d'Hamlet. Lacan note par ailleurs que le problème psychanalytique
d'Hamlet touche à la fois la partie la plus spéculative et la
dimension clinique de la science de l'inconscient.
La question qui se pose est de savoir ce que signifie l'acte
qui se propose à lui. [...1 l'acte qui se propose à Hamlet n'a
rien à faire avec l'acte oedipien, la révolte contre le
père, le conflit avec le père, au sens où il est, dans le
psychisme, créateur. Ce n'est pas l'acte d'×dipe. L'acte
d'×dipe soutient la vie d'×dipe. Il en fait le héros qu'il est
avant sa chute, tant qu'il ne sait rien. Il donne son caractère
dramatique à la conclusion de l'histoire. Lui, Hamlet, sait qu'il est
coupable d'être. Il lui est insupportable d'être. Avant tout
commencement du drame, il connaît le crime d'exister. C'est à
partir de ce commencement qu'il est devant un choix à faire, où
le problème d'exister se pose dans les termes qui sont les siens,
à savoir, To be, or not to be, ce qui l'engage
irrémédiablement dans l'être, comme il l'articule fort
bien. C'est justement parce que, dans Hamlet, le drame oedipien est
ouvert au commencement et non pas à la fin que le choix se propose au
héros entre être et ne pas être. Et c'est justement parce
qu'il y a cet ou bien, ou bien que s'avère qu'il est pris de
toute façon dans la chaîne du signifiant, dans ce qui fait que, de
ce choix, il est de toute façon la victime. [...1 Cette longue suite de
variations s'étendant sur des siècles et des siècles n'est
pas autre chose qu'une espèce de longue approximation qui fait que le
mythe, à être serré au plus près de ses
possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la
subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens, et je soutiendrai sans
ambiguïté et, ce faisant, je pense être dans la ligne de
Freud que les créations poétiques engendrent, plus qu'elles ne
reflètent, les créations psychologiques. [...1 ce qui distingue
La tragédie d'Hamlet, prince de Danemark, j'espère vous
le faire sentir, c'est essentiellement d'être la tragédie du
désir. [...1 la question à résoudre ne concerne pas
l'assassin, mais qu'il s'agit essentiellement, d'ores et déjà et
tout de suite, de la mère. La consigne que donne le ghost n'est
pas en elle-même une consigne. Ce qu'il énonce met d'ores et
déjà au premier plan, et comme tel, le désir de la
mère. [...1 Peut-être certains d'entre vous croient-ils [...1 que
nous sommes loin de la clinique. Ce n'est pas vrai du tout, nous y sommes en
plein. Ce dont il s'agit étant de situer le sens du désir, du
désir humain, le mode de repérage auquel nous procédons
123
sur ce qui est au reste un des grands thèmes de la
pensée analytique depuis le début, ne saurait d'aucune
façon nous détourner de ce qui est, de nous, requis comme le plus
urgent. [...1 il y a dans le rapport d'Hamlet à celui qui
l'appréhende, soit comme lecteur, soit comme spectateur, un
phénomène qui est de l'ordre d'une illusion. [...1 Une illusion,
ce n'est pas le vide. Pour produire sur la scène un effet fantomatique
de l'ordre de ce que représente [...1 mon petit miroir concave avec
l'image réelle qui surgit et qui ne peut se voir que d'un certain angle
et d'un certain point, il faut toute une machinerie. Qu'Hamlet soit une
illusion, l'organisation d'une illusion, voilà qui n'est pas du
même ordre d'illusion que si tout le monde rêve à propos du
vide. [...1 C'est l'une des fonctions d'Hamlet que de faire tout le temps des
jeux de mots, des calembours, des doubles sens, de jouer sur
l'équivoque. [...1 Le jeu de signifiants appartient à la texture
même d'Hamlet. [...1 Le fait qu'Hamlet soit plus qu'un autre personnage
angoissant ne doit pas nous dissimuler que, par un certain côté,
cette tragédie porte au rang de héros quelqu'un qui est, au pied
de la lettre, un fou, un clown, un faiseur de mots. [...1 Il ne s'agit donc pas
seulement d'un jeu de dissimulation, mais d'un jeu d'esprit, qui
s'établit au niveau des signifiants et dans la dimension du sens. Cette
disposition ambiguë fait de tous les propos d'Hamlet, et, du même
coup, de la réaction de ceux qui l'entourent, un problème
où le spectateur lui-même s'égare en s'interrogeant sans
cesse.» 327.
Lacan ajoute également que le deuil bien réel
d'Ophélie fait sortir Hamlet de sa mélancolie. Il fait
l'expérience insoutenable de la mort de l'autre, ce qui crée un
trou dans le réel », trou qui se trouve offrir la place où
se projette précisé-
ment le signifiant manquant. ».
Apparaît ici en filigrane l'idée d'Hamlet comme
machine à illusions pour son lecteur. Lacan ramène
malheureusement cela au jeu des signifiants ». Nous le verrons, il nous
semble plus pertinent de considérer la machine Hamlet comme étant
potentiellement machine à fantasmes, d'une part et machine
réelle, d'autre part. Quoi qu'il en soit la machine Hamlet, que ce soit
celle de Shakespeare, celle du lecteur ou celle du psychanalyste, se
caractérise par le fait qu'elle produit quelque chose d'inédit,
et non par quelque jeu entre des signifiants.
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