II- Intérêt(s) de la psychanalyse
appliquée dans le cas d'Hamlet.
Dans le cas de l'oeuvre littéraire en
général et de Hamlet en particulier, le rôle
assigné par Freud à la psychanalyse ne se cantonne pas à
la tentative de dégager les principes inconscients qui
prétendraient rendre compte du sens de l'oeuvre. Hamlet
intervient dans bien des passages chez Freud où il n'est aucunement
question d'imposer, de l'extérieur et de manière
systématique, une forme d'expression 310 à cette
matière que constitue l'oeuvre littéraire.
Ce que [Freud] fait n'est pas une application de la
psychanalyse à l'art : il n'applique pas à l'art, de
l'extérieur, une méthode appartenant à une sphère
qui lui serait étrangère. Si la méthode est une, c'est
parce que chacun des objets d'étude n'est qu'une
répétition différente du même. Ainsi,
l'interprète, médiateur d'un genre nouveau, travaille-t-il au
service d'Eros : résoudre les énigmes que sont pour Freud
(comme toute production psychique) les oeuvres d'art, en tant qu'elles sont des
compromis, c'est
rétablir un contact. 311.
1) Consonance entre la vérité qui se
dégage de la littérature et la vérité mise au jour
par la psychanalyse.
Freud a eu le courage de faire entrer dans l'espace du savoir
scientifique la figure du Dichter, le poète tenu
sévèrement à l'écart par l'Académie de son
époque. Il a fait du poète un des interlocuteurs majeurs de son
oeuvre. Il reconnaissait dans la Dichtung un ac-
309. Ella Sharpe, L'impatience d'Hamlet » (1929), dans
Ernest Jones, op. cit.
310. Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Les
éditions de Minuit, Paris, 1993, La littérature et la vie
», p. 11.
311. Sarah Kofman, L'enfance de l'art. Une
interprétation de l'esthétique freudienne, Payot,
Bibliothèque scientifique, Paris, 1970, p. 10.
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cès privilégié à la
vérité psychique. 312.
L'écriture littéraire vient ici en position
illustrative : illustrer veut dire ici donner à lire la loi
générale sur l'exemple, rendre clair le sens d'une loi ou d'une
vérité, les manifester de façon éclatante ou
exemplaire. Le texte est au service de la vérité, et d'une
vérité ailleurs enseignée. [...] la vérité
[psychanalytique] à laquelle s'ordonnera l'illustration
littéraire la plus décorative et la plus pédago-
gique. 313
La littérature est élue par Freud comme le
domaine privilégié de la psychanalyse appliquée au domaine
artistique. Il est édifiant de constater un niveau de profondeur dans
l'analyse bien plus saisissant lorsqu'il s'agit d'oeuvres littéraires
que lorsqu'il s'agit d'oeuvres picturales par exemple
314. La passion de Freud pour la littérature
ainsi que sa grande érudition et son talent d'écrivain (il
affirme avoir ressenti très tôt en lui une agitation
littéraire et il lisait Shakespeare dans le texte dès
l'âge de huit ans) n'y sont sans doute pas pour rien.
Dans le cas d'Hamlet, la force significative de Freud
est d'avoir su décliner son analyse tout au long de son oeuvre, abordant
divers aspects presque incidemment et n'adoptant jamais une vision
systématique. Contrairement à ses travaux sur Goethe et sur
Jensen notamment, Hamlet apparaît dans le corpus freudien sous forme de
remarques incidentes, de notes de bas de page et de citations, tantôt
exactes, tantôt réécrites, de telle sorte qu'on pourrait
parler d'une atmosphère hamlétienne qui traverserait l'oeuvre du
fondateur de la psychanalyse.
Nous avons vu que Freud esquissait une sorte de roman familial
du névrosé Hamlet. Par ailleurs, Freud insiste sur le lien entre
romantisation familiale des névrosés et le complexe d'×dipe.
Certains vers d'Hamlet, dans lesquels on remarque une survalorisation du
père, viennent corroborer cette hypothèse.
A was a man, take him for all in all, I shall not look upon
his like again. 315.
Derrida repère chez Freud la pratique psychanalytique
consistant à demander à la littérature des exemples, des
illustrations, des témoignages et une confirmation de savoirs, de
vérités, de lois explicités dans d'autres textes et sur un
autre mode, cette fois-ci proprement scientifiques.
312. Edmundo Gomez Mango, Jean-Bertrand Pontalis, Freud
avec les écrivains, op. cit., p. 20-21.
313. Jacques Derrida, La carte postale : de Socrate à
Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 2004, Spéculer - Sur Freud
, p. 454.
314. Nous l'avons vu, l'essai freudien de psychanalyse
appliquée à l'oeuvre picturale de Léonard de Vinci, La
Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, est une tentative maladroite
et peu probante. Voir Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de
Léonard de Vinci, Gallimard, folio bilingue, Paris, 1991.
315. William Shakespeare, Hamlet, Hamlet à
Horatio, I, 2, 187-188 :
C'était un homme, accompli en tout, Jamais je ne reverrai
son pareil. .
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L'inquiétante étrangeté apparaît
pour Derrida, faisant une étude comparative entre Freud et Lacan, comme
cette résistance toujours relancée de la fiction
littéraire à la loi générale du savoir
psychanalytique. 316.
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