e) Culture, conscience morale et sentiment de
culpabilité.
«La conscience (morale) fait de nous tous des
lâches» 296.
Dans Malaise dans la culture (1927-31), Freud analyse
l'importance de ce qu'implique cette citation d'Hamlet pour la
psychanalyse. Freud entend expliquer la relation entre le sentiment de
culpabilité et la conscience (il s'agit là pour Freud de la
conscience morale, c'est lui-même qui ajoute l'adjectif « morale
» à la citation de Shakespeare). Le sentiment de culpabilité
est une variante de l'angoisse, comme peur du Surmoi.
« Qu'on ait mis à mort le père ou qu'on se
soit abstenu de l'acte,
cela n'est vraiment pas décisif, dans les deux cas on ne
peut que
294. ibid.
295. Starobinski, op. cit., p. XIX.
296.
Il s'agit, comme nous l'avons vu, d'un vers du
célèbre monologue d'Hamlet, en III, 1, 82.
112
se trouver coupable, car le sentiment de culpabilité
est l'expression du conflit d'ambivalence du combat éternel entre l'Eros
et la pulsion de destruction ou de mort. [...] aussi longtemps que cette
communauté ne connaît que la forme de la famille, ce conflit doit
nécessairement se manifester dans le complexe d'×dipe, instituer la
conscience morale, créer le premier sentiment de culpabilité.
297.
Freud explique que les progrès menant de la dimension
familiale à celle de l'humanité et de la culture sont
indissociablement liés à un accroissement du sentiment de
culpabilité porté peut-être à des hauteurs que
l'individu trouve difficilement supportables. 298. Freud rappelle
l'aisance supérieure avec laquelle le Dichter pressent des
choses que le psychanalyste peine à saisir :
Et l'on peut bien pousser un soupir quand on reconnaît
qu'il est donné à tels ou tels êtres humains de faire
surgir du tourbillon de leurs propres sentiments, à vrai dire sans
peine, les vues les plus pénétrantes vers lesquelles nous autres
avons à nous frayer le chemin en nous tourmentant dans l'incertitude et
en tâtonnant sans répit. Parvenu au terme d'un tel chemin,
l'auteur ne peut que prier ses lecteurs de l'excuser de n'avoir pas
été pour eux un guide habile, de ne pas leur avoir
épargné l'expérience de parcours arides et de
dé-
tours pénibles. 299.
Freud met ensuite en avant l'intention de son essai qui est la
suivante :
Mettre en avant le sentiment de culpabilité comme le
problème le plus important du développement de la culture, et de
montrer que le prix à payer pour le progrès de la culture est une
perte de bonheur, de par l'élévation du sentiment de
culpabilité. [note de Freud : C'est ainsi que la conscience morale fait
de nous tous des lâches... - Thus conscience does make cowards of us
all... .] 300.
C'est ce passage du monologue d'Hamlet que Freud retient tout
particulièrement, contrairement à nombre de commentateurs qui
retiendront surtout l'alternative existentielle To be or, not to be
(notons que, de manière plus originale, Winnicott s'attardera sur
le not to be 301).
De toute évidence, Freud ne pouvait analyser
l'importance du sentiment de culpabilité dans la vie psychique
individuelle et supra-individuelle sans se référer à son
mentor . En effet, Hamlet offre à Freud un exemple saisissant de
psychisme embarrassé par une conscience de culpabilité trop
envahissante et dont l'objet n'est pas déterminé pour le sujet
qui l'éprouve ainsi que d'une acti-
vité inhibée par cette même conscience.
Sartre répondrait sans doute ironiquement à
Freud que c'est davantage l'inconscient qui fait de nous tous des lâches!
Pourtant, c'est bien parce que
297. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture
(1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p. 320.
298. ibid., p. 320.
299. ibid., p.321.
300. ibid., p. 321 (La référence
à Hamlet apparaît en note de bas de page).
301. Donald Woods Winnicott, Jeu et
réalité. L'espace potentiel, Gallimard, coll. Connaissance
de l'inconscient, Paris, 1975.
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Hamlet est envahi par cette culpabilité diffuse qu'il
peut tout faire sauf accomplir la vengeance ordonnée par le spectre.
C'est précisément sa conscience de culpabilité
inconsciente 302 qui le rend lâche et de mauvaise foi !
Freud explicite cette référence en pointant du
doigt le comportement puritain consistant à dissimuler à
l'être adolescent quel rôle la sexualité jouera dans sa vie
mais avant tout un certain abus des exigences éthiques dont le but
serait de faire croire en une possibilité d'atteindre une certaine
idée du bonheur par un comportement irréprochable et vertueux.
L'analyse prend sens dans l'étude du rapport du sentiment de
culpabilité à notre conscience 303. Freud étudie ces
mécanismes dans le cas de la névrose de contrainte ou
névrose obsessionnelle 304 :
Dans l'une de ces affections, la névrose de
contrainte, le sentiment de culpabilité s'impose à la conscience
en parlant à très haute voix, il domine le tableau de la maladie
tout comme la vie des malades, ne laissant guère apparaître autre
chose à côté de lui. Mais dans la plupart des autres cas et
formes de névrose, il reste totalement inconscient, sans manifester pour
autant des effets de moindre importance. [. . .] il y a aussi dans la
névrose de contrainte des types de malades qui ne perçoivent pas
leur sentiment de culpabilité ou qui ne l'éprouvent comme un
malaise tourmentant, comme une sorte d'angoisse, qu'au moment où ils
sont empêchés d'exécuter certaines actions. [.. .] le
sentiment de culpabilité n'est au fond rien d'autre qu'une
variété topique de l'angoisse; dans ses phases tardives, il
coïncide tout à fait avec l'angoisse devant le surmoi. [...] D'une
manière ou d'une autre, l'angoisse se cache derrière tous les
symptômes, mais tantôt elle accapare bruyamment la conscience,
tantôt elle se dissimule si parfaitement que nous sommes obligés
de parler d'angoisse inconsciente, ou [. . .] de possibilités
d'angoisse. [...] surmoi, conscience morale, sentiment de culpabilité,
besoin de punition, remords, [...] Tous se rapportent au même état
de choses, mais en en dénommant des aspects différents. 305.
Il est ici intéressant de noter avec quelle minutie
Freud tient à distinguer des degrés de conscience, ce qui
évacue le préjugé d'un psychisme découpé
réellement en parties incommensurables. C'est ainsi que Freud peut
qualifier le sentiment de culpabilité de partiellement , totalement
ou encore aucunement inconscient.
Hamlet vient ici appuyer les thèses
freudiennes sur les interactions entre conscience et inconscient lors des
mécanismes névrotiques liés à l'angoisse et au
sentiment de culpabilité.
Inspiration et illustration, médecin de la civilisation
et cas pour l'étude psychanalytique, Hamlet n'a pas uniquement
servi à l'élaboration du complexe
302. Voir la lettre à Fliess du 15 octobre 1897.
303. ibid., p. 322.
304. Rappelons qu'après avoir souscrit à
l'hypothèse d'un Hamlet hystérique, Freud bascule dans son
étiologie de la névrose hamlétienne en lui prêtant
précisément une névrose de contrainte.
305. ibid., p. 322-323.
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oedipien.
Hamlet, ou la présentation voilée et
indirecte du désir. Dans un autre court essai de psychanalyse,
appliquée initialement aux Frères Karamazov de
Dostoïevski 306, Freud revient sur l'importance de ses
hypothèses sur le sentiment de culpabilité et la conscience
morale pour la compréhension d'Hamlet.
Ainsi que Freud l'avait déjà expliqué
dans Personnages psychopathiques à la scène, l'intention
universelle de parricide ainsi que le désir universel envers la
mère (liée au complexe d'×dipe) doivent être
voilés dans les oeuvres littéraires pour produire un effet
thérapeutique sur le lecteur-spectateur.
Freud rapproche trois grands chefs-d'oeuvre de la
littérature mondiale : Les Frères Karamazov, ×dipe roi
et Hamlet. Le personnage d'Hamlet est analysé comme un
névrosé souffrant d'un sentiment de culpabilité dû
à son complexe d'×dipe (c'est là que résiderait
l'origine de son incapacité à agir).
Ce n'est guère un hasard si trois chefs-d'oeuvre de la
littérature de tous les temps traitent le même thème, celui
de la mise à mort du père : l'×dipe Roi de
Sophocle, le Hamlet de Shakespeare et Les frères Karamazov
de Dostoïevski. Dans tous les trois, le motif de l'acte, la
rivalité sexuelle pour la femme, est également mis à nu.
On en trouve la présentation certainement la plus franche dans le drame
qui se rattache à la légende grecque. Ici, c'est encore le
héros lui-même qui a accompli l'acte. Mais sans atténuation
ni camouflage, l'élaboration poétique n'est pas possible. L'aveu
tout cru de l'intention de mettre à mort le père, tel que nous y
arrivons dans l'analyse, paraît insupportable sans préparation
analytique. Dans le drame grec, alors même que les faits sont maintenus,
leur indispensable adoucissement est amené de façon magistrale,
car le motif inconscient du héros est projeté dans le
réel, en tant que contrainte du destin, qui lui est
étrangère. Le héros commet l'acte sans en avoir
l'intention et apparemment sans influence de la femme, et pourtant cette
corrélation est prise en compte du fait qu'il ne peut conquérir
la reine mère qu'après avoir répété l'acte
sur le monstre qui symbolise le père. Une fois sa coulpe mise à
découvert, rendue consciente, il ne s'ensuit aucune tentative pour s'en
décharger en faisant appel à cette construction adjuvante qu'est
la contrainte du destin, mais au contraire elle est reconnue et punie comme une
coulpe pleine et entière, consciente, ce qui ne peut qu'apparaître
injuste à la réflexion, mais est psychologiquement parfaitement
correct. La présentation du drame anglais est plus indirecte, ce n'est
pas le héros qui a accompli lui-même l'action, mais un autre pour
qui elle n'a pas la signification d'un meurtre du père. Le motif
choquant de la rivalité sexuelle vis-à-vis de la femme n'a
306. Sigmund Freud, Dostoïevski et la mise à
mort du père (1928), in O.C.F. XVIII (192630), PUF, 1994, pp.
219-220. On retrouve justement cet essai de Freud dans la préface de
l'édition Gallimard, folio classique (1994) au dernier roman (1880) de
Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov.
308. Yves Bonnefoy, Préface à William
Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Gallimard, folio classique,
Paris, 1978, p. 10.
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pas besoin par conséquent d'être voilé. De
même nous apercevons le complexe d'×dipe du héros, pour ainsi
dire dans une lumière réfléchie, en apprenant l'effet qu'a
sur lui l'acte de l'autre. Il devrait venger l'acte, curieusement il s'en
trouve incapable. Nous savons que c'est son sentiment de culpabilité qui
le paralyse; d'une manière tout à fait conforme aux processus
névrotiques, le sentiment de culpabilité est
déplacé sur la perception qu'il a de sa déficience quand
il s'agit d'accomplir cette tâche. Il y a des indices montrant que le
héros ressent cette coulpe comme étant supra-individuelle. Il ne
méprise pas moins les autres que lui-même : Traitez chaque homme
selon son mérite, qui sera alors à l'abri des coups? »
307».
Le pessimisme freudien rejoint le pessimisme d'Hamlet. Le moi
n'est plus maître en sa propre demeure, de même que l'homme moderne
se sait n'être plus le centre d'un cosmos ordonné,
sensé et fini. Le doute est au coeur d'Hamlet comme de l'oeuvre de
Freud. Plus de salut possible pour l'homme moderne qui porte sans savoir
pourquoi le fardeau d'une culpabilité insoutenable. Hamlet serait alors
un cas typique de la conscience moderne torturée par une
culpabilité de prime abord indéterminée, dont la nature
réelle est inaccessible à la conscience de celui qui
l'éprouve.
Yves Bonnefoy considère que la cause de
l'hésitation d'Hamlet est davantage intellectuelle et philosophique que
psychopathologique ou somatique. Il s'agirait du scepticisme qui sape son
énergie et le détourne d'agir » 308, un
scepticisme caractéristique de la modernité émergente qui
se reflète dans le drame shakespearien. Pourtant Hamlet semble loin de
la figure du sceptique incarné dans le
drame shakespearien par Horatio.
L'analyse du cas Hamlet » évolue dans l'oeuvre de
Freud.
Durant la période de la première topique, allant
des première oeuvres aux oeuvres de maturité, il s'agit de rendre
compte des processus en jeu dans les psychonévroses de défense
(hystérie, phobie, névrose obsessionnelle) afin d'élaborer
une théorie générale de l'appareil psychique divisé
symboliquement en trois instances : Conscient Préconscient
Inconscient. C'est également cette période qui permettra à
Freud d'accumuler de la matière pour sa clinique, de mettre en
perspective ses hypothèses théoriques et de prendre en compte
progressivement des phénomènes qu'ils n'osaient pas
d'emblée aborder, tels que les phénomènes psychotiques,
les états mélancoliques, les phénomènes
paranoïaques, des phénomènes plus universels et moins
liés à la psychopathologie comme le deuil, ainsi que les
productions culturelles.
Peu à peu, Freud remet en cause les cadres explicatifs
utilisés dans un premier temps afin de refondre massivement
l'édifice théorique de la psychanalyse.
307.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460 :
Use every man after his desert, and who shall scape whipping?
Traitez chaque homme selon son dû, et qui échappera
au fouet?
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En effet, Freud se rend compte qu'il n'est désormais
plus possible de ramener systématiquement la névrose à un
conflit entre une motion consciente et une motion inconsciente,
refoulée, bien que cela reste pertinent dans certaines névroses
individuelles comme c'est le cas de la névrose hamlétienne.
Des essais d'application des concepts issus de la seconde
topique au personnage d'Hamlet ont été entrepris, notamment par
Ella Sharpe309, de manière plutôt insatisfaisante.
Freud ne sautera pas le pas de relire Hamlet autrement que par les concepts
issus de la première topique et des débuts de la psychanalyse.
Dès lors que l'ensemble de l'édifice
théorique freudien se maintient avec cohérence malgré les
évolutions, nul n'est besoin de changer d'un iota la
concep-tualité choisie dès le départ pour l'analyse
d'Hamlet.
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