B\ L'application détournée de la
déchéance du terme
Bien qu'il soit interdit au créancier d'exiger
l'exécution d'une obligation avant terme76, il existe une
mesure permettant, sous certaines conditions, de procéder à la
déchéance du terme même. Ses conditions d'applications
demeurent toutefois restrictives: la déchéance ne peut notamment
jouer, nous l'avons vu, en cas d'ouverture d'une procédure
collective.
L'article 1188 du code civil dispose que "le débiteur
ne peut plus réclamer le bénéfice du terme lorsque par son
fait il a diminué les sûretés qu'il avait données
à son créancier". Le créancier pressentant un danger du
fait de la diminution par le débiteur des sûretés qu'il lui
avait donné, peut ainsi invoquer la déchéance du terme
pour rendre les obligations immédiatement exigibles. L'ordre des
prestations étant supprimées, les obligations de chacun
deviennent simultanées. Le mécanisme classique de l'exception
d'inexécution peut alors être invoqué par chacune des
parties, la simultanéité constituant la condition d'exercice de
l'exception d'inexécution. Selon Andréa Pinna, ce "détour
par la déchéance du terme" masquerait une manoeuvre assimilable
à une exception pour risque d'inexécution77.
73. Civ 1er, 23 octobre 1963, bull n°452; Fall PARAISO, Le
risque d'inexécution de l'obligation contractuelle, PUAM 2011, p.231
74. Fall PARAISO, Le risque d'inexécution de l'obligation
contractuelle, PUAM 2011, p.234
75. Article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen : "la propriété étant un droit inviolable et
sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la
nécessité publique, légalement constatée, l'exige
évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable
indemnité."
76. Article 1186 du code civil: "Ce qui n'est dû
qu'à terme, ne peut être exigé avant
l'échéance du terme ; mais ce qui a été payé
d'avance ne peut être répété."
77. Andréa PINNA, L'exception pour risque
d'inexécution, Rtd civ 2003, p.31 et s.
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Il s'ensuit alors inévitablement la difficulté
suivante: l'exception d'inexécution pourra être invoquée
par chacune des parties au contrat, de sorte que les effets du contrat feront
l'objet d'un blocage plus ou moins prolongé. En effet, "le
bénéfice de ce remède étant réciproque par
nature, chacune des parties trouve son inexécution justifiée tant
que son cocontractant ne s'est pas exécuté"78. Une
telle situation ne pourrait perdurer indéfiniment; par
conséquent, le blocage peut être résolu par le mutuus
dissensus permettant à une partie de demander la révocation
de la convention sur le fondement de l'article 1134 alinéa 2 du code
civil. Le mutuus dissensus peut en effet résulter de
circonstances de fait dont l'appréciation relève des juges du
fond79. On aboutit alors en pratique à une sorte de
résolution anticipée.
La déchéance du terme peut ainsi constituer une
mesure d'anticipation du risque d'inexécution bien qu'il ne s'agisse pas
de son objectif premier. Comme le fait remarquer Andréa Pinna,
l'anticipation "n'a pas lieu par rapport au terme, c'est le terme même
qui est anticipé"80. Autrement dit, si l'anticipation permet
de "faire comme si"81 l'inexécution était actuelle, la
déchéance du terme permet de "faire comme si" les obligations de
chacun étaient d'ores et déjà exigibles.
Ce détour par la déchéance du terme
permettrait alors de considérer que notre droit positif admet
l'exception pour risque d'inexécution lorsque le débiteur
procède à une diminution des sûretés qu'il avait
données à son créancier; une telle diminution traduisant
un risque sérieux d'insolvabilité. On constate ainsi un
rapprochement avec nombre de législations étrangères
admettant l'exception pour risque d'inexécution; tel est le cas de
l'article 1461 du code civil italien qui permet plus largement au
créancier de suspendre l'exécution de ses propres obligations "si
les conditions patrimoniales de l'autre partie ont changé de telle sorte
que l'obtention de la contreprestation est en sérieux
danger"82.
Bien qu'une mutation des conditions patrimoniales du
débiteur ne soit pas exactement assimilable à une diminution
volontaire par ce dernier des sûretés auparavant données au
créancier, les effets que l'on souhaite éviter sont identiques:
l'insolvabilité du débiteur. Ce
78. Andréa PINNA, L'exception pour risque
d'inexécution, Rtd civ 2003, p.31 et s.
79. Andréa PINNA, L'exception pour risque
d'inexécution, Rtd civ 2003, p.31 et s.
80. Andréa PINNA, L'exception pour risque
d'inexécution, Rtd civ 2003, p.31 et s.
81. Fall PARAISO, Le risque d'inexécution de l'obligation
contractuelle, PUAM, 2011, p.245; J.-C. Hallouin, L'anticipation: contribution
à la formation des situations juridiques, thèse Poitiers, 1979
82. Art. 1461 du code civil italien: "Ciascun contraente
può sospendere l'esecuzione della prestazione da lui dovuta, se le
condizioni patrimoniali dell'altro sono divenute tali da porre in evidente
pericolo il conseguimento della controprestazione, salvo che sia prestata
idonea garanzia (1822, 1877, 1956,1959; att. 169)."
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rapprochement implicite, par le "détour de la
déchéance du terme"83, avec les législations
admettant expressément l'exception pour risque d'inexécution
traduit ainsi l'opportunité de concevoir un tel mécanisme dans le
marbre de la loi française. Tel est l'objet de l'article 1120 du projet
d'ordonnance portant réforme du droit des contrats qui admet
explicitement l'exception pour risque d'inexécution84.
L'existence d'un détour par la déchéance
du terme permettant de déduire l'existence d'un mécanisme
d'exception pour risque d'inexécution est toutefois
réfutée par Fall Paraiso. Son idée s'appuie en premier
lieu sur le fait que l'exception d'inexécution est un "mythe"; seul
l'exception pour risque d'inexécution existerait. Il démontre
cette hypothèse en expliquant qu'il est nécessaire
d'opérer une distinction entre "absence d'exécution" et
"inexécution".85
L'absence d'exécution indique la situation selon
laquelle, il n'y a pas eu exécution de la part du débiteur alors
que le temps pour accomplir celle-ci n'a pas encore expiré. Dans un tel
cas, la mise en oeuvre d'une exception d'inexécution serait impossible
puisqu'il n'y a pas encore eu d'inexécution. Seul un mécanisme
d'anticipation du risque d'inexécution serait alors envisageable:
à savoir, une exception pour risque d'inexécution ou une
résolution anticipée.
L'inexécution, quant à elle, traduit la
situation selon laquelle il n'y a pas eu exécution de la part du
débiteur alors que le temps pour accomplir l'exécution a
expiré. La seule issue possible serait alors d'appliquer le
régime des sanctions de l'inexécution: à savoir,
l'exécution forcée ou la résolution pour
inexécution assortie de dommages-intérêts. Ce que l'on
appelle "exception d'inexécution" ne serait en réalité
qu'une mesure transitoire permettant au créancier de protéger ses
intérêts économiques en attendant que la résolution
ou l'exécution forcée du contrat ne prenne effet. Fall Paraiso
qualifie alors cette mesure d'"abstention contentieuse" ou encore de "mise en
demeure qui ne dit pas son nom".86
La déchéance du terme ayant pour effet, selon
Andréa Pinna, de permettre la mise en oeuvre de l'exception
d'inexécution ne pourrait donc avoir une efficacité
réelle. Si l'obligation devient immédiatement exigible,
l'exception d'inexécution ne pourra être appliquée qu'en
vue d'obtenir la résolution du contrat pour inexécution ou bien
l'exécution forcée, et ne masquera donc pas une réelle
exception pour risque d'inexécution.
83. Andréa PINNA, L'exception pour risque
d'inexécution, Rtd civ 2003, p.31 et s.
84. Art. 1220 du projet d'ordonnance portant réforme du
droit des contrats, du régime général et de la preuve des
obligations: "Une partie peut suspendre l'exécution de sa prestation
dès lors qu'il est manifeste que son cocontractant ne s'exécutera
pas à l'échéance et que les conséquences de cette
inexécution sont suffisamment graves pour elle. Cette suspension doit
être notifiée dans les meilleurs délais."
85. Fall PARAISO, Le risque d'inexécution de l'obligation
contractuelle, PUAM, 2011, p.225
86. Fall PARAISO, Le risque d'inexécution de l'obligation
contractuelle, PUAM, 2011, p.226
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Fall Paraiso a par ailleurs pu ajouter que, même dans le
cas où l'exception d'inexécution existerait réellement, la
condition de simultanéité des obligations n'aurait pu être
remplie. L'affirmation selon laquelle il n'y aurait aucun ordre des prestations
est un leurre87. En pratique, "il y a toujours un ordre des
prestations; soit que celui-ci résulte de l'usage, du type d'obligation,
de la nature de la convention, de son objet, ou encore des circonstances
elles-mêmes". Tel est le cas de la vente au comptant où l'acheteur
paie avant que le vendeur ne délivre la chose ou bien
l'inverse88. L'ordre des prestations ne pouvant factuellement
être supprimée, seule une exception pour risque
d'inexécution pourrait, en pratique, avoir lieue.
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