Section 2: Le préjudice
"Point de dommage, point de réparation"269.
L'idée d'anticipation conduit malgré tout à
réfléchir sur une éventuelle interprétation
extensive de cette affirmation. Si la présence d'un dommage est
nécessaire à l'octroie d'une réparation, serait-il
exclusivement nécessaire que celui-ci ait été
effectivement subi? (§1) Bien que la doctrine y apporte d'ores et
déjà une
267. Voir supra, p.54
268. Denis TALLON et Donald HARRIS, Le contrat aujourd'hui:
comparaisons Franco-Anglaises (sous la direction de Jacques Ghestin):
"L'exception d'inexécution suspend le contrat, ce qui peut conduire,
selon la remarque de J. Ghestin, à une situation irréversible,
équivalent à une résolution partielle (par exemple, en
matière de contrat de travail)"
269. F. TERRE, P. SIMLER, Y. LEQUETTE, Les obligations, dalloz,
11e edition, 2013
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réponse négative, l'introduction des
mécanismes d'anticipation aura pour effet de renforcer la prise en
considération du dommage futur (§2).
1. Un dommage actuel et certain
A l'instar du régime de la responsabilité civile
délictuelle, le dommage ne peut, en principe, être
réparé que s'il est "actuel, direct270 et
certain"271. Du moins, telle est la vision dominante des auteurs en
l'absence de toute idée d'anticipation, pour l'heure,
étrangère au droit français.
Le caractère certain implique, selon Flour, Aubert et
Savaux, que le dommage ait été définitivement subi par la
victime. Tout dommage éventuel doit alors être exclu de la
réparation.
Quant au caractère actuel, il signifie que ne pourrait
être pris en considération que le "préjudice que le juge a
la possibilité d'apprécier au jour où il statue". Les
auteurs font toutefois remarquer que l'exigence d'actualité n'exclue pas
le dommage futur lorsque celui-ci "constitue la prolongation certaine de la
situation actuellement constatée par le juge et qui peut être
d'ores et déjà appréciée par lui"272.
2. Un dommage futur et certain
L'inexécution contractuelle peut, certes, provoquer un
dommage immédiat mais également un préjudice futur. Les
conséquences néfastes d'une inexécution peuvent
effectivement être différées dans le temps. Il est
notoirement admis que le juge puisse prendre en considération le dommage
futur lorsque ce dernier est directement relié à
l'inexécution constatée et qu'il peut d'ores et
déjà être apprécié par le juge, autrement
dit, lorsque le dommage futur est certain273.
Quid du dommage futur qui résulterait non d'une
inexécution actuelle et constatée par le juge mais d'un simple
risque manifeste d'inexécution? Nous pouvons constater que le
caractère de certitude exigé est ici mis à mal par le
caractère incertain de l'inexécution elle-même. Cette
270. Voir infra, p.105
271. J. FLOUR, J.-L AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations, Le
rapport d'obligation, Sirey, 8e édition, 2013, p.209
272. J. FLOUR, J.-L AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations, Le
rapport d'obligation, Sirey, 8e édition, 2013, p.209
273. J. FLOUR, J.-L. AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations, Le
rapport d'obligation, Sirey, 8e édition, 2013, p.209
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dernière, nous l'avons vu, devant être "certaine
ou apparemment certaine"274. Si l'inexécution future n'est
qu"apparemment certaine", il pourrait, à première vue,
paraître incongru d'affirmer que le dommage que le créancier
s'apprête à subir serait quant à lui certain. Cet
écueil reviendrait toutefois à méconnaître le
réel sens de la notion d'anticipation. Rappelons en effet que cette
dernière consiste à "faire comme si" l'événement
redouté avait d'ores et déjà eu lieu afin d'en tirer les
conséquences nécessaires. Autrement dit, il s'agit de
"transformer le futur en présent" et partant, de "faire comme si"
l'inexécution contractuelle avait eue lieu dès lors que la
situation actuelle laisse raisonnablement imaginer un tel
événement. Ainsi, à partir du moment, où l'on
considérera l'inexécution comme juridiquement acquise, il
incombera seulement de vérifier que cette dernière causerait un
dommage. Le caractère certain du dommage ne saurait donc être
démenti par l'incertitude de l'inexécution ultérieure.
Dès lors qu'il est certain qu'une telle inexécution causerait un
dommage et que la survenance de ladite inexécution serait certaine ou ne
serait qu'"apparemment certaine", il y aura lieu d'engager la
responsabilité du débiteur; les trois conditions de mise en
oeuvre de la responsabilité contractuelle étant remplies.
Nous pouvons alors constater que le principe selon lequel le
dommage réparable devrait nécessairement revêtir un
caractère actuel et certain se heurte au phénomène
d'anticipation. Si le dommage demeure certain, ce n'est que par le biais de
l'utilisation d'une "fiction juridique" consistant à "faire comme si" le
fait générateur avait déjà eu lieu. En
réalité, le dommage redouté n'est pas plus certain que
l'inexécution ultérieure. Si cette dernière n'est
qu'"apparemment certaine", il ne peut qu'en être de même pour le
dommage.
Quant au caractère actuel du dommage, bien que la
doctrine admette que celui-ci puisse faire l'objet d'exception, l'introduction
de mécanismes d'anticipation en droit positif pourrait bien le destituer
de son rang de principe. Le rôle de l'anticipation étant
d'éviter l'événement redouté afin d'en diminuer au
maximum les conséquences dommageables, l'idée de dommage actuel
par principe n'aurait plus lieu d'être proclamée. L'introduction
de mécanismes d'anticipation aura en effet pour objectif d'offrir au
créancier une faculté de faire face à un risque
d'inexécution et ce faisant, contrer ou diminuer les conséquences
d'un dommage futur.
274. Yves-Marie LAITHIER, Etude comparative des sanctions de
l'inexécution du contrat, LGDJ 2004, p. 568.
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