§2: Un risque d'inexécution contractuelle
L'admission des mécanismes d'anticipation aurait pour
effet d'établir l'idée selon laquelle la responsabilité du
débiteur pourrait être engagée à partir de la
manifestation d'une inexécution anticipée (A). Le risque
d'inexécution devra toutefois répondre à certain
degré de certitude pour que celle-ci puisse être mise en oeuvre
(B).
A\ La responsabilité pour inexécution
anticipée
Il conviendra de déterminer successivement quels sont les
fondements (1) puis les éléments permettant de justifier (2) la
mise en oeuvre de la responsabilité du débiteur pour
inexécution anticipée. Nous démontrerons enfin que la
reconnaissance d'un tel type de responsabilité pourrait entraîner
une mise à l'écart de la notion de faute (3).
1. Fondement
L'inexécution anticipée ne peut se manifester
qu'à travers un risque. Nul ne saurait prédire l'avenir et
l'idée de "transformer le futur en présent", de faire "comme
si"252 l'inexécution avait déjà eu lieue tire
sa légitimité du caractère "manifeste" de
l'inexécution future. C'est en raison de ce degré suffisamment
élevé de probabilité que nous pouvons employer le terme
d'"inexécution anticipée".
Une question mérite cependant d'être
soulevée: en quoi l'inexécution anticipée, et partant, le
risque "manifeste" d'inexécution, pourrait engager la
responsabilité du débiteur? Si l'inexécution
anticipée autorise le créancier à résoudre le
contrat par anticipation, rien ne permet d'affirmer, à première
vue, que la responsabilité du débiteur est engagée. La
résolution du contrat, qu'elle soit anticipée ou non, constitue
un remède à l'inexécution d'un contrat
synallagmatique253, destiné à protéger le
créancier des conséquences de cette dernière, et non
252. Fall PARAISO, Le risque d'inexécution de
l'obligation contractuelle, PUAM, 2011, p.245; J.-C. HALLOUIN, L'anticipation:
contribution à la formation des situations juridiques, thèse
Poitiers, 1979
253. D. TALLON et D. HARRIS (sous dir.), Le contrat aujourd'hui
: comparaisons franco-anglaises, Coll Bibliothèque de droit
privé, 1987
96
un moyen de sanctionner le débiteur pour cause
d'inexécution.
L'idée d'inexécution anticipée pourrait
bien mettre à mal le concept de responsabilité contractuelle et
donner un argument de poids à ses détracteurs: comment
pourrait-on, en effet, concevoir que la responsabilité d'un contractant
puisse être engagée alors que le manquement contractuel
redouté n'a pas encore eu lieu? Il convient, pour répondre
à cette interrogation, de s'attarder sur les écrits de Genevieve
Viney, partisane du concept de responsabilité contractuelle. Selon cet
auteur, cette dernière se justifie à travers un certain nombre
d'articles du code civil laissant entrevoir l'idée selon laquelle
l'allocation de dommages-intérêts ne constituent pas un mode
d'exécution par équivalent de l'obligation
inexécutée mais a pour objectif de réparer le
préjudice causé du fait de l'inexécution. Elle s'appuie
notamment sur l'article 1184 alinéa 2 du code civil qui prévoit
qu'en cas d'inexécution du cocontractant, le créancier pourra
demander en justice la "résolution avec dommages-intérêts".
Le Professeur Viney a alors pu tirer argument de cette disposition pour
réfuter l'idée selon laquelle les dommages-intérêts
auraient une unique fonction d'exécution par
équivalent254. On ne peut effectivement ici constater une
fonction d'exécution "puisque le créancier a lui-même
renoncé à l'exécution, préférant la
disparition du contrat"255. Il ressort alors de cette idée de
réparation que le débiteur est responsable de
l'inexécution contractuelle ayant contraint le créancier à
demander la résolution du contrat.
Ce raisonnement traduit l'existence d'un lien
indéfectible entre la résolution du contrat et l'allocation de
dommages-intérêts. Si le créancier demande en justice
ladite résolution, c'est parce qu'il y aura été contraint
en raison d'une défaillance du débiteur. Nous pouvons alors
transposer ce raisonnement en matière de résolution
anticipée et affirmer que de la même manière que le
créancier puisse accompagner la résolution judiciaire du contrat,
d'une demande d'allocation de dommages-intérêts aux fins de
réparer les conséquences de la défaillance du
débiteur, il peut également adjoindre à la
résolution anticipée du contrat, une demande d'allocation de
dommages-intérêts aux fins de réparer les
conséquences de la défaillance future du débiteur. Force
est d'en déduire que l'inexécution anticipée, et partant,
le risque "manifeste" d'inexécution, peut engager la
responsabilité du débiteur. Nous pouvons en effet concevoir que
si il est possible de demander la réparation des conséquences
d'une inexécution ayant contraint le créancier à
résoudre le contrat, ce dernier peut également demander la
réparation des conséquences d'un risque manifeste
d'inexécution l'ayant contraint
254. Ph. REMY, La "responsabilité contractuelle":
histoire d'un faux concept, RTD civ, 1997, p.323
255. Geneviève VINEY, La responsabilité
contractuelle en question, in Le contrat au début du XXIe siècle,
Etudes offertes à Jacques Ghestin, p.928
97
à résoudre ledit contrat. Ce raisonnement par
analogie nous permet d'admettre que la responsabilité d'un contractant
puisse être engagée avant que ses obligations ne soient
échues, et partant, qu'aucun manquement contractuel n'ait encore
été consommé. Cette idée nous permet de conclure
que la notion de "sanction préventive" possède une place en droit
de la responsabilité contractuelle256.
2. Justification
Malgré le fait que la résolution
anticipée soit principalement justifiée par des impératifs
d'ordre économique, l'idée selon laquelle il serait possible
d'engager la responsabilité d'un cocontractant avant même que ses
obligations ne soient échues pourrait heurter les partisans d'une
approche morale de la responsabilité contractuelle. Il pourrait en effet
paraître incongru de sanctionner un contractant avant même qu'une
inexécution contractuelle n'ait été constatée.
L'on pourrait toutefois objecter que la détection d'un
risque manifeste d'inexécution masque en réalité, hormis
le cas particulier de la force majeur qui constitue une cause
d'exonération de la responsabilité civile, une défaillance
actuelle, fautive ou non257. Un tel risque traduit en effet
l'inaptitude du débiteur à maîtriser l'évolution de
sa situation financière. Ce pourrait être par exemple, en raison
de l'incidence causée par des dettes exigibles ou à échoir
dont il n'aura su prévoir les conséquences, la contraction
inopportune de nouvelles dettes en cours d'exécution du contrat, ou
encore le fait d'avoir contracté avec son créancier sans que
l'évolution prévisible de sa situation financière ne le
lui permette. La manifestation d'un risque d'inexécution démontre
alors que le débiteur aura créé, de manière fautive
ou non, les conditions de l'inexécution des obligations à
échoir.
Ainsi, l' impératif d'efficacité
économique, à savoir la réduction du dommage, que poursuit
la résolution anticipée, a pour conséquence indirecte de
bouleverser notre vision de la responsabilité contractuelle. Bien que ce
mécanisme d'anticipation soit avant tout justifiée par des
raisons économiques, son introduction pourrait inviter la doctrine
à concevoir que la responsabilité du débiteur puisse
être engagée avant l'échéance de ses obligations
lorsque le risque d'inexécution reflète un degré suffisant
de certitude, sans pour autant heurter une
256. Nous pouvons ainsi opérer un rapprochement avec les
travaux réalisés par Cyril Sintez pour qui, la notion de
"sanction préventive" existe bel et bien en droit de la
responsabilité civile délictuelle. (Cyril SINTEZ, La sanction
préventive en droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011)
257. Nous verrons ci-après que certains auteurs
estiment opportun de détacher la faute de la notion, plus large, de
défaillance contractuelle.
98
approche morale de la notion de responsabilité. C'est
parce que l'on "sait" qu'il y aura inexécution contractuelle en raison
de circonstances que le débiteur n'aura su maîtriser que la
responsabilité de ce dernier peut d'ores et déjà
être engagée. À partir du moment où
l'inexécution future paraît évidente, il serait inutile
d'attendre l'échéance des obligations avant d'appliquer un
régime de responsabilité contractuelle dont la
précocité de mise en oeuvre pourrait s'avérer salvatrice
pour les deux parties au contrat.
Il convient en revanche de rappeler qu'à l'instar de
l'inexécution classique, la responsabilité du débiteur ne
saurait être engagée dans le cas où le risque manifeste
d'inexécution émanerait d'un événement
imprévisible, irrésistible et extérieur, à savoir
lorsque les conditions de la force majeur, cause d'exonération de
responsabilité, seraient réunies. L'émergence d'une
approche économique du droit des contrats ne saurait en effet
dénaturer la notion de "responsabilité" qui ne pourrait
être engagée à partir de la constatation
d'événements sur lesquels le débiteur n'a aucune
maîtrise.
3. Mise à l'écart de la faute
La majorité des auteurs semblent assimiler
l'inexécution contractuelle, totale ou partielle, à l'idée
de faute contractuelle. Manquer à ses engagements serait constitutif
d'une faute susceptible d'engager la responsabilité du cocontractant. En
effet, la responsabilité civile, qu'elle soit de nature contractuelle ou
délictuelle, se fonde en principe sur la faute. Certains auteurs
critiquent malgré tout l'emploi de ce terme en matière
contractuelle. Si la responsabilité du débiteur est
engagée, ce ne serait pas réellement en raison de la commission
d'une quelconque faute mais plus précisément en raison d'une
"défaillance"258. Le débiteur est tenu d'indemniser
son créancier en raison du seul fait qu'il aura failli à ses
engagements et qu'un tel manquement aura causé un préjudice
à ce dernier. Il s'agirait alors d'une responsabilité objective.
Or l'idée de faute renvoie à une "analyse du comportement de
l'auteur du dommage" et donc, à l'application d'une
responsabilité subjective259. Par ailleurs, force est de
constater qu'en matière contractuelle, l'analyse du comportement du
débiteur aux fins d'engager sa responsabilité ne pourrait
aucunement concerner la totalité des contrats mais seulement ceux au
sein desquels est stipulée une obligation de moyens260. Les
contrats
258. D.TALLON, "Pourquoi parler de faute contractuelle?", in
Mélanges Cornu, 1995
259. Rémy CABRILLAC, Droit des obligations, Dalloz, 11e
édition, 2014, p. 195
260. Comme a pu le faire remarquer Genevieve Viney, "une
terminologie rigoureuse devrait (...) réserver le terme de "faute
contractuelle" à l'inexécution des seules obligations qui
n'engagent qu'à un comportement de "bon père de famille"",
"c'est-à-dire les obligations de moyens". La responsabilité
contractuelle en question, in
99
stipulant à la charge du débiteur une obligation
de résultat ne sauraient en revanche, imposer au créancier la
nécessité d'établir l'existence d'une faute: le constat
d'une inexécution contractuelle peut donc, à lui seul,
entraîner la responsabilité du débiteur. Nous pouvons donc,
à travers cette analyse, admettre l'existence d'un détachement
entre la notion de faute contractuelle et celle d'inexécution
contractuelle. Cependant, bien que le terme de "faute contractuelle" soit
effectivement contesté par une partie de la doctrine261, la
majorité des auteurs adhèrent cependant à l'idée
selon laquelle une inexécution revêtirait automatiquement la
qualification de faute contractuelle262. On peut citer à cet
égard, la définition de la faute contractuelle issue du
Vocabulaire juridique de Henri Capitant. Ce dernier la définit en effet
comme "l'inobservation, par le débiteur, d'une obligation née du
contrat (par inexécution totale, exécution défectueuse ou
tardive) qui engage sa responsabilité contractuelle".
Il est toutefois opportun de s'interroger sur la place
qu'occuperait la faute dans le cas où l'on concevrait que la
responsabilité contractuelle du débiteur puisse être
engagée en raison d'un simple risque manifeste d'inexécution. Si
la plupart des auteurs assimilent l'inexécution à la notion de
faute contractuelle, pourrait-on admettre que le risque manifeste
d'inexécution contractuelle légitimant la résolution
anticipée du contrat ainsi qu'une allocation de
dommages-intérêts, puisse revêtir une qualification
identique? Nous avons précédemment évoqué
l'idée selon laquelle la responsabilisation du débiteur en raison
d'un risque d'inexécution pouvait se justifier par la présence
masquée d'une défaillance actuelle: si un risque
d'inexécution se présente, ce serait parce que le débiteur
n'aura su maîtriser l'évolution de sa situation financière.
Un tel risque pourrait également être révélé
par la manifestation d'un comportement exécutoire déloyal
constituant ainsi l'inexécution d'une obligation implicite de ne pas
porter atteinte à la confiance du créancier. Si le
caractère fautif de ce deuxième aspect ne fait aucun doute, il en
est tout autre pour le premier. La situation irrémédiablement
compromise du débiteur peut, certes, révéler un manque de
diligence de la part de ce dernier quant à la gestion de sa situation
financière mais l'on ne pourra toutefois systématiquement
assimiler une telle défaillance à un comportement fautif alors
même que les
Le contrat au début du XXIe siècle, Etudes offertes
à Jacques Ghestin, p. 941.
261. D.TALLON, "Pourquoi parler de faute contractuelle?", in
Mélanges Cornu, 1995, p.429. Selon D. Tallon, il ne faudrait pas parler
de faute contractuelle mais d'inexécution, l'emploi du terme "faute"
constituant un emprunt inopportun et abusif au droit des délits et
quasi-délits.
262. J. FLOUR, J.-L AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations, Le
rapport d'obligation, Sirey, 8e édition, 2013, p.176: "Le fait de
l'inexécution est (...) constitutif d'une faute, dès lors que
l'essence de l'obligation est d'être exécutée et que
l'inexécution considérée ne trouve pas son origine dans
une cause étrangère". On constate malgré tout que les
auteurs ne manquent pas de préciser par la suite qu'il y aurait lieu
d'accorder statistiquement "une préférence aux mots manquements
et défaillance qui sont mieux adaptés au cadre contractuel".
100
conditions de la force majeure, très difficiles
à réunir, ne seraient pas établies. Il sera d'autant plus
ardu d'évoquer un quelconque comportement contractuel fautif lorsque le
débiteur en difficulté aura pris soin de signaler par avance au
créancier son risque d'insolvabilité dans un objectif de
coopération et partant, d'anticipation des conséquences
néfastes d'une inexécution potentielle.
Nous pouvons par conséquent affirmer que si le risque
d'inexécution justifie l'engagement de la responsabilité du
débiteur, ce serait en raison d'une défaillance qui n'aurait
aucune raison d'être systématiquement assimilée à
une faute contractuelle. Nous pouvons donc émettre l'hypothèse
selon laquelle le risque d'inexécution contractuelle constituerait un
fait générateur de responsabilité objective susceptible
d'être sanctionné par la résolution anticipée du
contrat ainsi qu'une demande d'allocation de dommages-intérêts
correspondant au préjudice futur résultant de
l'inexécution ultérieure. Cette conception est conforme aux
objectifs de la résolution anticipée qui a pour finalité
principale de répondre à un impératif d'efficacité
économique, écartant ainsi toute approche moraliste à
laquelle renverrait l'idée de faute.
Nous pouvons admettre que la remise en cause du principe de la
responsabilité contractuelle fondée sur la faute dans le cadre du
risque d'inexécution, pourrait s'étendre à toute
inexécution contractuelle. L'exemple de la résolution
anticipée fondée sur des considérations
d'efficacité économique pourrait porter une forte atteinte
à une approche traditionnellement moraliste de la responsabilité
contractuelle. L'impératif d'efficacité économique
pourrait en effet inviter la doctrine française à concevoir que
si la responsabilité du débiteur est engagée, ce ne
serait, par principe, non en raison de la commission d'une faute mais sur le
fondement d'une simple défaillance. La responsabilité
contractuelle du débiteur serait donc objective.
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