B\ Le fondement de l'inexécution
anticipée
Les raisons du succès d'un mécanisme juridique
permettant à un créancier de s'extraire d'un contrat voué
à l'échec avant même que les obligations de l'autre partie
ne soient échues peuvent notamment s'expliquer par le faible rapport
d'interdépendance que le droit anglais des contrats attribue aux
obligations des cocontractants. Comme ont pu le faire remarquer René
David et David Pugsley, "même si l'on parle droit des contrats (law of
contract), c'est bien plutôt l'idée d'engagement contractuel
(promise) qui est l'idée centrale dans ce droit". Au sein de ce
système juridique, le contrat est avant tout considéré
comme un regroupement de promesses indépendantes, à l'inverse des
systèmes de droit civilistes qui confèrent au contrat le
caractère d'un tout unitaire et indivisible marqué par la
réciprocité des engagements. "L'importance du lien contractuel" a
en effet pu être mise en évidence en droit français par la
notion de cause, inconnue du droit anglais.38Par conséquent,
si le droit français peut aisément concevoir qu'un
créancier puisse s'extraire d'un contrat en cas d'inexécution par
son débiteur, il en va tout autrement lorsque l'inexécution n'est
pas encore exigible. Le fait pour l'un des cocontractants de se
désengager en raison d'un simple risque d'inexécution briserait
la relation
31. Central Trust Co v. Chicago Auditorium, 240 U.S. 581,
spéc., p.589 ; Yves-Marie LAITHIER, Etude comparative des sanctions de
l'inexécution du contrat, LGDJ 2004, p. 556
32. UCC §2-610
33. Restatement of Contracts §250 et s.
34. Yves-Marie LAITHIER, Etude comparative des sanctions de
l'inexécution du contrat, LGDJ 2004, p. 556
35. PDEC Art 9:304: "Si avant la date à laquelle une
partie doit exécuter, il est manifeste qu'il y aura inexécution
essentielle de sa part, le cocontractant est fondé à
résoudre le contrat".
36. Principes d'UNIDROIT: Art 7.3.3; Convention de Vienne du
11 avril 1980: Art 71 et 72
37. Par ex, en droit allemand: §323 (4) BGB: "Le
créancier peut résoudre le contrat avant même
l'échéance de la prestation, s'il est évident que les
conditions de la résolution sont remplies".
38. René DAVID et David PUGSLEY avec la collaboration de
Françoise GRIVART de KERSTRAT, Les contrats en droit angais, LGDJ, 1985:
"Le rapport d'interdépendance qui existe entre les obligations des deux
contractants sera d'une part moins marqué en droit anglais que dans le
droit français, où l'idée centrale de cause, si
discutée qu'elle soit aujourd'hui, a eu historiquement le mérite
de mettre en relief l'importance du lien contractuel".
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existante entre les obligations de chacune des parties.
Concevoir le contrat comme "un engagement, ou un ensemble
d'engagements reconnus par le droit"39 en l'absence de lien
contractuel ne pouvait investir le contrat d'une force obligatoire aussi
vigoureuse qu'en droit français. Si l'on considère l'engagement
d'une manière isolée, il serait incongru que le droit anglais des
contrats puisse imposer, à l'instar du système juridique
français40, un consentement mutuel des cocontractants pour
permettre la révocation du contrat. La force obligatoire du contrat
s'explique en effet partiellement en raison du lien existant entre les
obligations de chacune des parties. L'interdépendance entre les
engagements de chacune des parties permet en effet au contrat de droit
français de revêtir une force obligatoire beaucoup plus vigoureuse
qu'en droit anglais. L'engagement étant en revanche
considéré isolément en droit anglais, la faculté de
se désengager ne pouvait alors être que plus simplement reconnue
et attribuer à la notion civiliste d'exécution forcée
qu'un caractère exceptionnel. Ainsi, ce n'est que si le non respect
dudit engagement aura causé "un dommage contraire au droit" qu'il
engagera la responsabilité de son auteur et contraindra ce dernier
à l'allocation de dommages-intérêts. Le droit anglais des
contrats reconnaît par ailleurs qu'un tel dommage pourrait
résulter de la trahison de la confiance légitime que le
créancier aura placé en son débiteur (injurious
reliance)"41.
On peut ainsi aisément concevoir que lorsque la
confiance du créancier aura été trompée, ce dernier
aura la faculté de sortir du contrat sans être tenu par ses
propres engagements et pourra en outre demander une allocation de
dommages-intérêts pour le préjudice subi. Le
créancier n'aura donc aucunement besoin d'attendre que l'obligation de
son débiteur devienne exigible et qu'une atteinte effective ait
été portée au lien contractuel par ce dernier pour
demander la résolution du contrat: la rupture du simple lien de
confiance légitime, issu d'une certitude du créancier tenant
à l'inexécution future par le débiteur, suffira pour qu'il
puisse se désengager sans qu'aucune faute ne lui soit imputable.
Le droit anglais des contrats jouissait alors, au XIXe
siècle, d'une certaine souplesse permettant à une notion telle
que l'"anticipatory breach of contract" d'émerger pour ensuite
connaître une ascension fulgurante.
39. Définition doctrinale de Pollock
40. Art 1134 alinéa 2
41. René DAVID et David PUGSLEY avec la collaboration de
Françoise GRIVART de KERSTRAT, Les contrats en droit angais, LGDJ,
1985
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