2.2. Choc moral et dispositifs de sensibilisation
Lors des entretiens menés dans le cadre de la
recherche, l'introspection des individus dans leur propre biographie permet de
relier la conversion à un événement difficile à
vivre. Comme il a été dit plus haut, leur présence lors
d'un abattage, la mort donnée à un animal de compagnie, la
consommation d'un animal où l'individu pouvait lui éprouver de
l'affection... sont considérés comme des éléments
clés dans leur choix de conversion. La figure 2.1 permet de donner un
premier aperçu. A la question « Quelle est la principale raison de
votre conversion ? », près de 80% du panel a répondu «
l'éthique (exploitation animale) ». Les modalités «
l'environnement », « la santé », « le
dégoût » et « autre » restent largement
minoritaires. Nous pouvons supposer que l'éthique en tant que principale
justification est liée au contexte d'une médiatisation plus
accrue des « dérives » de l'industrie de la viande de
manière générale (scandales alimentaires, conditions de
vie des animaux, maltraitances dans les abattoirs). L'un des aprioris
était de penser que la santé constituée une justification
importante de la conversion notamment, de manière
générale, du rapport au corps ; l'individu pouvant à sa
propre échelle « agir » sur son corps par rapport à son
alimentation (santé et physique), rapport plus visible que son impact
sur l'environnement et sur la mise à mort d'animaux dans un cadre
normé49. Cette pensée s'appuyait également sur
la multitude d'articles scientifiques présents sur Internet et de
résultats d'organismes officielles comme l'Organisation Mondiale de la
Santé mettant en lien la consommation de certaines viandes et le risque
de maladies et de cancers.
49 Même si la fréquence de diffusion
télévisée des récents scandales alimentaires et des
actes de cruauté est plus importante aujourd'hui - prouvant par la
même occasion que le rapport de l'homme à la mise à mort
des animaux évolue lentement en raison de sa mise à distance -,
je pensais que dans les sociétés occidentales - du moins en
France - l'alimentation anti-viande était signe d'un
intérêt pour la santé.
34
Fréquences
l'éthique (exploitation animale)
846
71
Figure 2. 1 - Conversion et principale raison
Raison
%
78,8
le dégoût
6,6
l'environnement
66
6,1
la santé
64
6
autre
27
2,5
Ensemble
1074
100
La définition avancée de la justification, selon
laquelle un événement déclencheur ne
constitue pas l'élément explicatif de la conversion
peut être appuyée par le concept de choc
moral qui est analysé par le sociologue Christophe
Traïni dans l'étude des militants de la cause
animale50. A partir de ses entretiens, il explique que
subjectivement, du point de vue du militant,
la justification de l'adhésion à la cause animale
dépend d'un événement survenu dans l'enfance,
tel un traumatisme.
Pour expliquer l'adhésion dans la cause animale,
Traïni reprend la décomposition du choc
moral en quatre traits complémentaires définit par
le sociologue James M. Jasper. Selon ce
dernier, le moral shock « désigne un type
d'expérience sociale qui s'inscrit en amont de
l'engagement pour une cause ». Le choc moral se
caractérise donc par ces traits
complémentaires : « elle résulte d'un
événement inattendu ou d'une modification imprévue,
plus ou moins brusque, de l'environnement des individus ; elle
implique une réaction très vive,
viscérale, ressentie physiquement parfois même
jusqu'à l'écoeurement, la nausée, le vertige ;
elle conduit celui qui y est confronté à jauger et
juger la manière dont l'ordre présent du monde
semble s'écarter des valeurs auxquelles il adhère ;
enfin cette expérience sociale suscite un
sentiment d'épouvante, de colère, de
nécessité d'une réaction immédiate, qui commande
un
engagement dans l'action »51.
L'analyse des entretiens permet de rendre compte de ce concept.
De manière générale, le
premier trait correspond à la raison subjective de
l'individu (reportages, abattage, etc.). Le
deuxième trait lui peut s'apparenter aux réactions
face à l'événement inattendu comme le
dégoût ou l'empathie. Ces réactions
entraînent des questionnements sur le fait de consommer
de la viande et conduisent à cette « réaction
immédiate », c'est-à-dire dans notre cas à la
conversion.
Ainsi, les justifications apportées par les individus
interrogés sont décrites par un élément
majeur et entraîne une réaction immédiate. La
figure 2.2 ci-dessous permet d'en rendre compte.
50 Traïni, C. (2010). Des sentiments aux
émotions (et vice-versa) (Vol. 60, No. 2, pp. 335-358). Presses de
Sciences Po (PFNSP).
51 Ibid, p. 343.
35
animale)
Figure 2. 2 - Type de conversion par Raison principale
Conversion et raison
l'éthique
(exploitation
le dégoût
l'environnement
la santé
autre
Ensemble
ma conversion a
été du
"jour au lendemain"
477
46
32
32
18
605
ma conversion a
été
lente
369
25
34
32
9
469
Ensemble
846
71
66
64
27
1074
L'élément majeur désigné par les
interviewés correspondant à l'éthique rejoint donc le
troisième trait : « conduit celui qui y est
confronté à jauger et juger la manière dont l'ordre
présent du monde semble s'écarter des valeurs
auxquelles il adhère ». La réaction immédiate
entraîne donc une conversion du « jour au lendemain
». Les modalités « ma conversion a été
du « jour au lendemain » » et « ma conversion
a été lente » sont sensiblement les mêmes pour
les variables autre que l'éthique. Cette dernière
étant alors majoritairement représentée par une
conversion « rapide » à 56,4%.
Les justifications avancées par les personnes
interviewées sont personnelles et font
généralement suite à ce qui peut être
désigné comme des « dispositifs de sensibilisations ».
Ces
dispositifs font références à un ensemble de
supports généralement médiatiques
d'éléments
dont le but est de susciter l'engagement ou le soutien dans une
cause spécifique à travers des
réactions affectives (Traïni, 2010). Cela rejoint le
cadre virtuel d'une entrée dans une carrière
qui sera traité dans la partie 2.3., c'est-à-dire
que des dispositifs de sensibilisations sont très
présents sur les réseaux sociaux. Voici un extrait
qui permet de rendre compte de ce
phénomène :
« Pouvez-vous me parler de votre parcours dans le
végétarisme ? Pour quelles
raisons vous avez arrêté la viande et le
poisson ? »
« Euh... je suis devenu végétarien y'a quatre
ans ou peut-être cinq je sais plus trop.
Au début j'ai juste arrêté de manger de la
viande... la viande rouge en premier :
steaks, saucissons, tout ça. Après le poisson c'est
arrivé un peu plus tard. Vous
voulez savoir pourquoi, c'est ça ? »
« Oui, voilà. Dans quels contextes ça
s'est passé ? »
« Bah à la base moi je m'ennuyais sur Facebook, je
traînais sur Facebook et je
regardais les nouvelles. On était un peu avant
Pâques j'crois. En fait je joue à des
jeux sur Facebook et j'ai besoin d'avoir des amis pour qu'ils
m'aident à déloquer
des trucs, donc je demande un peu tout le monde en ami sans les
connaître
forcément... C'est juste pour le jeu. Donc je vois tout ce
qu'ils publient et là je vois
une vidéo qu'a partagé quelqu'un que je connais pas
en disant que c'était dur à
regarder. Bon bah moi je regarde quand même (rires). Mais
bon j'aurais pas dû
parce que c'était vraiment dégueulasse. On voyait
des vaches pâtes en l'air en train
de se faire couper la gorge à coup de grand couteau, le
sang giclé de partout...
beurk. On voyait aussi comment elles étaient
traitées, comment elles vivaient, ce
genre de choses. Je m'en rappelle, j'ai éteint mon ordi et
j'suis parti bêcher. ».
« Vous en aviez déjà vu des
vidéos comme ça ? Sur Facebook ou autre part ? »
« Non jamais. Mais j'sais pas après ça... fin
quelques jours plus tard j'ai été sur
36
YouTube et j'ai regardé plusieurs vidéos comme
ça. Finalement j'suis tombé sur le film
Earthlings52, il m'a convaincu d'arrêter. »
(Marc).
Les exemples sont nombreux et sont caractéristiques des
dispositifs. Ils correspondent à des vidéos ou des films,
à des spots mais aussi à des images53. Il se
dégage des individus interrogés un effet d'autosensibilisation
à la suite du visionnage d'un de ces dispositifs. C'est-à-dire
que lorsqu'un individu est témoin d'actes de cruautés ou de mises
à mort d'un animal (que cela soit ou non dans le cadre normé des
abattoirs), l'individu en question peut être amené - par
lui-même - à visionner d'autres vidéos. Il se produit une
certaine responsabilisation en ce qui concerne la consommation de viande et
l'individu peut même culpabiliser en ce qui concerne ses actes d'achats
et de consommation de produits carnés.
Pour rendre compte du point de vue même des
informateurs, ils élaborent un cheminement rationnel en décrivant
leur choc moral comme le facteur explicatif déterminant de leur
engagement. Traïni écrit dans son étude des militants de la
cause animale que « là encore le récit invite à
ériger le traumatisme subi durant l'enfance en facteur explicatif d'un
engagement militant ». Cependant, dans le cadre des entretiens, l'enfance
n'est pas la période où la raison subjective est présente.
La raison, résultant du choc moral, se situe principalement ici dans les
débuts de la vie adulte. Toutefois, deux acteurs interrogés
identifient leur conversion suite à un contexte particulier durant
l'enfance. Néanmoins leur exemple reste assez minoritaire puisqu'ils
racontent pour l'un avoir visité un abattoir l'âge de 12 ans et
pour l'autre cela s'explique par un manque d'argent54. A cela, les
entretiens permettent également de souligner la légitimation des
raisons :
« Quand je vois tous les effets néfastes pour la
santé et la planète, je me dis que c'est pas plus mal si tout le
monde arrêtait de manger de la viande. La consommation de viande a un
effet important sur la destruction de l'environnement, des espèces, de
la sous-nutrition dans les pays pauvres, donc voilà ça montre
bien les conséquences, surtout avec la télé et Internet on
échappe pas aux informations. Et puis finalement avoir une consommation
végétalienne c'est pas cher : plus de produit laitier, plus
d'oeuf, de viande et de poisson. Ça permet de diversifier sa nourriture
et de faire du fait-maison : c'est encore plus économique, c'est
diversifié et gratifiant » (Eléonore).
En ce sens, l'élément explicatif de la
conversion se trouve consolidé de deux manières : (1) la raison
devient rationalisée : à travers l'introspection des individus au
moment des
52 Film documentaire américain sorti en 2005
traitant de l'exploitation animale (en suivant la chronologie : animaux
domestiques, nourriture, habillement, divertissement et science).
53 Le recours aux dispositifs de sensibilisation
constitue un point notable dans la construction du processus de conversion. Ils
sont également et principalement un moyen pour les entrepreneurs de
morale végétariens, végétaliens et végans
d'influencer les individus omnivores. Par exemple, le 25 octobre 2015 à
Amiens (dans le cadre de la première Vegan Place
organisée par l'association L214), les défenseurs de la
cause animale proposaient aux passants des gâteaux et des hots dog
végétaliens contre la diffusion d'une vidéo montrant les
conditions d'élevages des porcs, des canards et des poules. Lors de
cette journée de sensibilisation, 213 individus ont participé au
visionnage de cette vidéo.
Il faut également préciser que dans le cadre du
visionnage de la « première vidéo » des individus
interrogés, les dispositifs ne proviennent pas toujours des
entrepreneurs de morale. En effet, ce genre de vidéos est facilement
accessible pour les internautes et peut donc être vu par tout individu
susceptible de « tomber dessus ».
54 Les raisons économiques dans la pratique
des végétarismes sont quasiment inexistantes : sur les 27
informateurs qui ont répondu à la modalité « autre
» dans le cadre du questionnaire, seules deux personnes ont répondu
comme raison l'intérêt économique, la deuxième
personne étant Eléonore.
37
entretiens, ils considèrent comme « normal »
d'être végétarien, végétalien ou végan
pour la raison qu'ils en donnent. (2) La pratique des
végétarismes est également appuyée par
l'incorporation d'autres raisons, ce qui rejoint le processus de
légitimation. De manière rationnelle de la part des informateurs,
ces deux points viennent justifier à la fois leur inscription et leur
engagement dans l'une des carrières du végétarisme. Pour
illustrer synthétiquement ce fait avec l'exemple d'Eléonore, sa
raison, d'ordre économique, devient logique car en effet le
véganisme la consolide dans cette pratique puisqu'il lui permet de faire
des économies. Par conséquent, la deuxième manière
correspond aux différentes raisons qui viennent supporter la raison
principale, ici, la santé et l'environnement. Ces raisons viennent donc
appuyer son engagement dans la carrière végane, quant à la
raison économique, elle justifie son adhésion à cette
carrière. Cela montre que la raison initiale perdure dans le temps et
reste la plus importante lorsque d'autres raisons viennent s'ajouter. Ces
éléments subjectifs sont donc légitimés car ils
vont dans le sens que les individus donnent à leur pratique.
La partie suivante traite du concept de carrière en
soulignant comment l'individu peut s'inscrire dans cette dernière.
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