Chapitre 4 - Effets sur les autres pratiques
4.1. Evolution des systèmes de disposition
Le choix d'une conversion aux pratiques
végétariennes, végétaliennes ou véganes
induit chez l'individu une rupture sur les plans politiques, religieux et
sociaux. La rupture par rapport aux instances de socialisation se trouve
également en rupture avec les pratiques. Comme nous l'avons vu, pour
s'inscrire dans une carrière et notamment pour maintenir l'engagement,
les systèmes de dispositions jouent un rôle primordial. Ainsi, les
représentations, les manières de penser, d'agir... changent pour
s'adapter à la nouvelle carrière, elles sont plus
prononcées lorsque l'individu perdure dans cette dernière. C'est
ce qui le conforte dans sa nouvelle position sociale et dans sa nouvelle
identité (la manière dont il se perçoit), cet ensemble lui
permet de ne pas s'écarter de la carrière « déviante
» (en l'occurrence, manger à nouveau des produits carnés).
Ces systèmes sont donc également en rupture avec les dispositions
acquises au cours de l'enfance. Elles ne sont évidemment pas totales,
l'individu ne se reconstruit pas totalement à travers le
végétarisme et ses déclinaisons, des
éléments du passé sont toujours présents.
Bien que ces pratiques puissent tendre vers une
homogénéisation chez les populations étudiées,
elles peuvent être également différentes en fonction de
l'engagement d'un individu dans sa pratique alimentaire. De manière
générale, le végétarisme et ses déclinaisons
tendent vers une homogénéité de par ses pratiques
alimentaires s'articulant autour du refus de l'exploitation et de consommation
de produits carnés. Néanmoins, l'étude de ces populations
montre l'existence d'interstices quant à l'identification des pratiques
de consommations. En effet, les manières de consommer de l'ensemble des
végétariens sont multiples. Par conséquent, n'est
qu'homogène le groupement d'individus issus de toutes origines sociales
dans une pratique alimentaire qui elle-même se décompose de
manière de plus en plus restrictive au niveau des interdits
alimentaires. A ce stade, l'hypothèse selon laquelle le
végétarisme est une pratique homogène est rejetée.
Il en est de même pour les autres populations entre elles : les
végétaliens n'ont pas les mêmes pratiques, idem pour les
végans.
4.2. Des pratiques informelles en tant que modes
alternatives
Dans ce cadre de recherche, nous définissons le terme
« informel » pour toutes les pratiques périphériques
adoptées à la suite d'une conversion et bien après, ayant
alors un certain lien avec une nouvelle alimentation. Ces pratiques informelles
peuvent ici se caractériser par une succession d'adoptions modelant les
modes de vie et s'accordant ainsi entre d'une part une pratique alimentaire et
d'autres parts ce qu'elle peut engendrer comme nouvelles représentations
(environnement, alimentaires...). Nous verrons toutefois qu'elles ne sont pas
spontanées. Pour tenter d'appuyer cette qualification d'informelle, les
définitions accordées par les associations et
sociétés végétariennes et véganes par
exemple (cf. Qu'est-ce que le
69
végétarisme, le végétalisme et le
véganisme ?) ne tiennent en compte uniquement que l'aspect alimentaire
(interdits alimentaires). Par conséquent, aucune définition
n'indique quelles pratiques extérieures peuvent s'accorder avec la
pratique alimentaire adoptée.
Par conséquent, et comme nous avons pu constater, la
conversion est signe de rupture avec les instances de socialisation. Nous
pourrions penser que la conversion peut être aussi signe de rupture avec
les systèmes de disposition, c'est-à-dire l'habitus. Cependant ce
concept peut être entrevu plutôt comme une évolution.
L'habitus peut être définit comme la façon
dont les structures sociales s'incorporent à la fois dans notre
façon de penser, d'agir, de ressentir, de percevoir ou bien de
s'habiller par exemple. Ces structures se modélisent inconsciemment et
durablement par l'incorporation d'influences extérieures (origine
sociale, famille, groupe d'appartenance, école, amis, travail, normes,
expériences, trajectoire sociale, etc.). Cette théorisation de
Bourdieu peut être complétée dans le sujet des pratiques
alimentaires à travers son ouvrage La distinction, critique sociale
du jugement, faisant une étude sociologique des goûts, de
l'esthétique et des styles de vies. Dans cette perspective, les
goûts (dont les goûts alimentaires) sont une construction sociale
et produits par les rapports de domination, par l'éducation, et
influencés par la position sociale occupée par un individu dans
une société. Les habitus sont donc propres à chaque
individu en raison de ses expériences et ses influences personnelles.
Mais si la conversion au végétarisme et ses
déclinaisons entraînent des ruptures sur différents plans,
l'une des premières et plus importantes conséquences concerne la
transformation des pratiques alimentaires. En ce sens, qu'est-ce que
l'adhésion à l'une des carrières du
végétarisme entraîne sur les façons d'acheter, de
cuisiner, etc. ? Puisque que chaque individu possède des dispositions
propres à sa trajectoire de vie, l'incorporation des
représentations de la pratique végétarienne,
végétalienne et végane n'est pas la même, ce qui
induit une différenciation dans les actes de la vie quotidienne. C'est
pourquoi la réalisation des entretiens a été
effectuée au sein même de leur domicile, pour permettre avec leur
accord de mieux comprendre leurs manières d'acheter, de cuisiner...
4.2.1 Les pratiques alimentaires
Dans cette partie, les transformations des pratiques
alimentaires s'intéressent dans le contexte du domicile des personnes
interviewées et non des manières de consommer à
l'extérieur.
Si les individus suppriment de leur alimentation les produits
carnés, voir les sous-produits, la pratique des
végétarismes leur permettent néanmoins de diversifier les
aliments consommés. Ils découvrent et intègrent dans leur
alimentation de nouveaux produits. Dans un sens, ces nouveaux aliments sont un
moyen de compenser les interdits alimentaires et de former des
appétences qui peuvent permettre de retrouver d'anciennes
propriétés textuelles, olfactives ou bien gustatives. Par
exemple, l'achat de simili-carnés comme du tofu fumé, des steaks,
des hachés végétaux, saucisses, chorizos, jambons, et
d'autres produits comme les laits végétaux, yaourts,
crèmes... Ces aliments peuvent donc « recréer » des
goûts oubliés : des substituts notamment aux sous-produits (oeufs,
épaississants, gélifiants, blancs en neige, beurre, lait...) qui
permettent de confectionner des repas, des gâteaux, etc. comme
auparavant.
70
L'autre choix d'alimentation concerne la consommation de
produits biologiques. Sophie effectue ses courses dans un Biocoop ou
dans Un Monde Vegan67, depuis son enfance elle ne
consomme que des fruits et des légumes bios, d'autres
produits viennent compléter ses achats issus de l'agriculture biologique
(simili-carnés, laits végétaux, farines, pommes de terre,
produits esthétiques), elle achète uniquement des
légumineuses « brutes » et non sous forme de conserves
déjà préparées. En dehors du quinoa, elle consomme
des féculents produits de manières industrielles. Il en est de
même pour les autres qui consomment toutes et tous des produits
biologiques plus ou moins fréquemment, mais pas forcément les
mêmes produits :
« Il m'arrive d'acheter des fruits et des légumes
qui ne sont pas bios mais je fais toujours attention d'en acheter surtout pour
les aliments qui sont les plus pollués : les pommes de terre, les
poireaux, les tomates, etc. (...) ça va bientôt être la
période des fraises mais je compte pas en prendre des conventionnelles,
pleines de pesticides et qui viennent de très loin », (Sophie) ;
« En général ce que je mange le plus je
l'achète en bio au Biocoop d'Amiens... donc c'est tomates,
salades, aubergines, courgettes, bananes et pommes. Je profite aussi des
paniers hebdomadaires de l'AMAP, c'est pas très cher. Le reste je vais
à Auchan ou à La Vie Claire68 si je ne trouve pas
» (Héloïse)
Pour Marc et sa famille, lorsque le potager bio n'est pas
assez suffisant pour se nourrir en fruits et en légumes, ils
privilégient les magasins bio, les marchés et petits producteurs.
Ce n'est pas le cas de Céline puisqu'elle fait ses courses dans les
grandes enseignes et achète des produits industriels car les produits
biologiques sont selon elle trop chers69.
Pour théoriser l'adoption de la pratique informelle de
la consommation de produits biologiques, nous pouvons reprendre les concepts
utilisés par Claire Lamine dans « Les
intermittents du bio : pour une sociologie pragmatique des
choix alimentaires émergents ». Dans un premier temps, le
processus d'adoption des produits bios peut être entrevu par une «
extension catégorielle », c'est-à-dire lorsque de nouveaux
produits sont choisis en bio. Secondement, l' « augmentation de
fréquence » lorsqu'un produit est de plus en plus
fréquemment acheté en bio70.
Les populations végétariennes entament une
seconde conversion dans leur trajectoire de vie. Trajectoires également
en ruptures par rapport à la structure alimentaire durant l'enfance, les
figures ci-dessous permettent de rendre compte de l'alimentation biologique et
locale après la conversion au végétarisme, au
végétalisme ou au véganisme, et la fréquence de
consommation :
67 Magasin situé à Paris proposant
des produits végans (alimentation, dessert, simili-carné,
fromages végétaux, sauces, compléments alimentaires,
maquillages, cosmétiques...)
68 Magasin situé à Amiens proposant des
produits alimentaires biologiques, de bien-être et de beauté
également.
69 Elle vit en colocation, étudiante mais ne
bénéficie pas de bourse, elle a à sa charge les
dépenses de nourritures, de loyers, d'assurances et d'essences pour se
rendre tous les jours sur son lieu de stage depuis le début de
l'année.
70 Lamine, C. (2008), p. 98.
71
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Bio et local
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Fréquences
|
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oui
|
564
|
|
%
52,2
non
339
31,4
uniquement bio
150
13,9 2,6 100 Figure 4. 1 -
Consommation bio et locale depuis la conversion
uniquement local
Ensemble
Fréquence
de
|
28
1081
|
|
|
|
|
|
Fréquences
|
|
consommation
|
|
|
plusieurs fois
|
693
|
|
%
quelques fois
331
pas du tout
47
Figure 4. 2 - Fréquence de consommation par semaine
64,7
30,9
4,4
Ensemble
1071
100
Ainsi, bien que près d'un tiers de l'échantillon
n'a pas forcément changé cette structure alimentaire, on remarque
que la moitié du panel lui consomme à la fois des produits
biologiques et locaux. L'alimentation uniquement bio est la plus souvent
adoptée puisque 13,9% consomment ainsi contre seulement 2,6% ne
consommant que des produits locaux. Finalement, les modes de consommation
alimentaires de l'ensemble des végétariens sont marqués
par des changements globaux qui eux-mêmes prononcent un peu plus le
sentiment de rupture lorsque l'on constate que près de 65% des
informateurs consomment fréquemment ces types de produits. L'exemple
d'Eléonore permet lui aussi d'appuyer ce fait car le manque d'argent et
donc son souci de faire des économies ne l'empêche pas d'acheter
des produits biologiques71. La question en gras correspond à
la prise de parole de l'interviewer :
« J'aimerais revenir à votre « souci
d'économie ». Est-ce que votre situation financière est un
obstacle au type de produits que vous consommez ? Lorsque nous nous sommes
installés, vous m'avez proposé un café qui portait sur le
paquet le label « AB » [pour Agriculture Biologique]. Ce café
n'est-il pas plus cher qu'un café lambda ? »
« Oui je trouve que c'est très cher (rires)... Il
était bon j'espère ? (rires). Non plus sérieusement, en
fait, le fait de faire attention aux produits que j'achète...
alimentaires ou autres, ça me permet de faire des économies mais
je suis pas si pauvre au point d'acheter que du bas de gamme, j'ai suffisamment
mangé ce genre de bouffe quand j'étais chez mon père. J'en
achète encore mais maintenant je peux me permettre d'acheter des fruits,
des légumes et d'autres aliments bios... surtout que je suis
célibataire, j'ai pas d'enfant et je mange comme un moineau [petit
appétit] donc ça va ».
71 Un élément supplémentaire
et tout aussi décisif permet de comprendre la trajectoire
d'Eléonore dans le bio. Le médecin pour lequel elle travaille
consomme lui-même des produits biologiques. Les discussions qu'ils ont pu
avoir sur ce sujet et l'influence que le point de vue de son employeur a pu
avoir sur Eléonore ne sont donc pas à écarter.
72
La conversion au bio chez les végétariens, les
végétaliens et les végans fait directement suite à
l'apprentissage des effets de l'alimentation sur le « corps » et de
la légitimation de la pratique. La considération d'une
alimentation plus « naturelle », plus « diversifiée
» et sans « cruauté » est la conséquence de
nouvelles représentations de l'alimentation non-carnée qui
viennent elles-mêmes transformer les types de pratiques alimentaires (en
l'occurrence, le bio ici). Mais lorsque des événements viennent
obliger les individus à l'inflexion alors qu'ils sont pleinement
engagés dans leurs pratiques, ils se retrouvent dans une situation
« inconfortable ». Il ne peut s'agir ici de la consommation de
produits carnés et/ou de sous-produits car cela demanderait soit que la
personne accepte d'en consommer ou soit de le faire mais sans le savoir. Il
s'agit plutôt lorsque la personne est réticente et n'a pas d'autre
choix que de faire « autrement » :
« Depuis que je travaille j'ai les moyens de manger bio
le plus possible mais ça fait un an maintenant que je suis au
chômage. Je sais pas trop si je vais trouver du taffe [du travail] tout
de suite donc je fais attention à mes achats. De toute façon avec
ce que je touche après avoir tout payé il me reste pas grand
chose. Ma copine est étudiante donc elle fait des petits boulots de
temps en temps, elle m'aide à payer le loyer aussi avec la bourse [ils
vivent ensemble] donc voilà... »
« Donc tu ne consommes plus de produits
biologiques ? »
« Bah... des fois j'en mange quand même. De temps
en temps ça va être les tomates, après les courgettes vu
que j'en mange pas mal. Mais sinon oui ça me fait chier j'en
achète plus, retour à la case départ comme quand
j'étais chez mes parents et qu'on avait pas beaucoup d'argent.
Maintenant je vais à Auchan ou à Lidl, je
prends en gros et des conserves... des fruits et des légumes pleins de
pesticides. Quand je les prépare je les nettoie bien, je les lave et les
frotte. Ou sinon je retire la peau même si y'a beaucoup de fibres
»
Dans un autre contexte, l'exemple de Julien est similaire
à celui de Laura où la présence d'huile de palme dans
l'alimentation est sa première préoccupation72. Par
conséquent, elle essaie de ne pas consommer les produits qui en
contiendrait. Elle proteste contre les compagnies industrielles qui
participeraient à la dégradation de l'environnement et à
la destruction des habitats naturels des animaux. C'est assez
énervé qu'elle raconte lors de l'entretien :
« Je ne mange pas de viande et de poisson parce que j'ai
pas envie de participer au meurtre d'un être sensible uniquement pour me
faire plaisir pendant cinq minutes, donc c'est impensable pour moi de me faire
plaisir avec un pot de Nutella en engrossant ces industriels qui se
foutent bien de l'environnement, de la question animale et des
conséquences sur les peuples locaux où les palmiers sont
plantés ! ».
Elle critique fortement le greenwashing73
qui est pour elle un moyen des industries agroalimentaires de surfer sur la
vague « verte », en précisant même que certains produits
alimentaires issus de l'agriculture biologique comporteraient de l'huile de
palme sous l'étiquetage « huile végétale ». Dans
la continuité de l'extrait ci-dessus, elle prend également
72 Laura essaie de manger le plus possible bio en
favorisant l'AMAP d'Amiens.
73 Ou « écoblanchiment » en
français. Les industries agroalimentaires joueraient sur l'aspect
environnemental et écologique pour faire vendre leurs produits, cela
serait pour celles et ceux décriant cette pratique uniquement un «
coup marketing ».
73
les exemples de grandes entreprises qui bafoueraient les
Droits de l'homme et qui détruiraient l'environnement :
« Faut que les gens prennent conscience de l'impact
qu'ils ont. Alors je sais, c'est quelque chose de compliqué, mais
au-delà d'être des consommateurs on est des « consomacteurs
» [mot-valise pour désigner « consommateur » et «
acteur »]. Quand tu regardes bien, le logo de McDonalds est vert
alors qu'il était rouge y'a quelques années. Pareil pour le coca,
maintenant ils font des étiquettes vertes à l'effigie de
l'écologisme. Tu as même des lessives qui te vendent du naturel
alors qu'il n'y a rien de naturel dedans. Si ça c'est pas un moyen de se
faire une belle image pour faire vendre ! Et ça me saoule parce que de
l'huile de palme y'en a partout et ça m'arrive encore d'en consommer
quand j'fais pas attention ».
A l'exception de Laura et de Marc, l'entrée dans le
« milieu » des végétarismes est le facteur
déclencheur dans la pratique du bio puisque cette dernière
s'inscrit dans la rupture structurelle des modes d'alimentations74.
En d'autres terme, il s'agit d'un « effet de propagation
»75, à savoir que la légitimation et
l'incorporation d'autres raisons pour soutenir l'engagement dans la
carrière impliquent des représentations de la pratique initiale
(donc le végétarisme, le végétalisme ou le
véganisme) qui viennent favoriser l'adoption d'autres modes de
consommations. C'est notamment le cas de Sophie qui consomme d'une façon
à réduire le plus possible ses déchets76.
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