4.2.2 Des pratiques informelles comme actions
rationnelles
L'approche wébérienne permet de rendre compte
des mécanismes d'achat, de cuisine, des pratiques informelles, etc. A
travers le végétarisme et ses déclinaisons, les individus
agissent en fonction des valeurs, des représentations, etc. qu'ils
acquièrent pour maintenir leur inscription dans la carrière. Il
s'agit d'actions rationnelles en valeur, c'est-à-dire que les
pratiquants donnent un sens à l'alimentation non-carnée.
A l'opposé, la rationalité en finalité
peut être reliée aux pratiquants qui sont engagés plus
intensément dans les différentes carrières. Nous pouvons
noter les activistes ou les militants de la cause animale qui peuvent
être amenés à adapter un ensemble de moyens
(répertoire d'actions collectives) afin d'atteindre un résultat
précis (antispécisme, abolition des abattoirs, droits et
libération des animaux...). Ou bien pratiquer le
végétarisme dans le but d'une quête spirituelle, pour
obtenir un corps « sain », pour se soigner, etc.
Donner un sens au végétarisme et ses
déclinaisons s'inscrit alors dans une logique propre aux individus dans
les pratiques informelles. La pratique non-carnée permet
d'adhérer à de nouvelles pratiques qui vont avoir un effet
bénéfique sur les végétarismes. C'est pourquoi,
pour les personnes interviewées, le bio et l'alimentation
non-carnée possèdent un lien fort. Les individus donnent donc un
sens aux pratiques qui découlent du végétarisme et de ses
déclinaisons puisqu'ils agissent en fonction de convictions. Reprenons
le cas de Sophie, sous
74 Dans l'étude de Lamine, parmi les douze
individus en rupture dans leur trajectoire vers l'alimentation biologique, cinq
rattachent le déclenchement à la rencontre de
végétariens (p. 86).
75 Lamine, C. op. cit., p. 85.
76 Notre entretien s'est déroulé chez
elle à Paris. Je lui ai demandé à la fin si je vous
pouvais éventuellement visiter sa cuisine pour me rendre compte de ses
manières de consommer, chose qu'elle a acceptée.
74
forme de description, pour rendre compte de cela. Ainsi, agir
en fonction de ses convictions entraîne l'adoption de nouvelles
pratiques. La cuisine de Sophie est l'un des exemples les plus complets. En
effet, elle ne possède aucune poubelle, seul un composteur situé
à côté de son potager fait guise de récipient
à ordures. Elle se dit être dans une démarche «
minimaliste ». De nombreux placards recèlent de produits
biologiques initialement achetés en vrac et compartimentés dans
de grands récipients en verre : épices, herbes aromatiques,
café, thé, sucre, féculents, fruits, légumes, sirop
d'agave, farines, cacao, compléments alimentaires, oléagineux et
légumineuses. Les bocaux en verre occupent une place importante dans la
cuisine, ils sont également présents dans le
réfrigérateur, remplis de divers fruits et légumes
découpés. La cuisine est spacieuse, et pour cause, Sophie n'a pas
de lave-vaisselle, ni même un congélateur. Elle possède
toutefois un déshydrateur77 à tiroirs. Les placards,
l'évier et le plan de travail, le réfrigérateur, le
déshydrateur et une table comportant quatre chaises sont les seuls
« meubles » présents. Deux ustensiles sont posés sur le
plan de travail : un extracteur de jus ainsi qu'un germoir à
graines78. Dans un de ses tiroirs sont rangés une vingtaine
de sacs de courses en tissus de lin. Les petits - dit-elle - servent à y
mettre tout ce qu'elle achète en vrac, les plus gros quant à eux
sont utilisés pour y déposer les plus petits. Dans les autres
tiroirs se trouvent quelques ustensiles de cuisine, du vinaigre blanc, du
bicarbonate et des huiles essentielles. Aucun produits ménagers lambda
s'y trouvent. Sophie a également fréquenté pendant
quelques mois le Biocoop21 avant sa fermeture (le concept était
d'implanter un magasin éphémère), premier magasin
français à proposer des aliments bios, en vrac et sans aucun
emballage.
Cette « présentation » de la cuisine, des
types de produits et de consommations permet de rendre compte de la multitude
de pratiques qui découlent de la rupture alimentaire familiale de
Sophie. Mais quels sens donne-t-elle à tout cela ? L'analyse de sa
trajectoire permet d'y répondre. L'incorporation des nouvelles
représentations du véganisme s'est vue légitimée
par l'intériorisation des conséquences d'une alimentation
carnée sur l'environnement. Par conséquent, l'individu agit en
fonction des convictions induites par le véganisme. La
considération d'une pratique alimentaire plus respectueuse de
l'environnement conduit Sophie à adopter de nouvelles pratiques par
cette rationalité en valeur. Cela revient donc à dire que si pour
Sophie le véganisme est bénéfique pour l'environnement,
les animaux, etc., alors elle agira en fonction de cette représentation
dans la vie quotidienne et des changements de pratiques « surviendront
». Mais si ce genre de pratiques découlent de la conversion aux
végétarismes, elles constituent un facteur supplémentaire
dans l'intensité de la rupture avec le milieu familial (au niveau des
pratiques de la famille, des normes et valeurs, de l'alimentation et de ses
modes d'achats et de consommations...). Cette approche vient directement
limiter le concept bourdieusien de l'habitus, Lamine l'explique parfaitement et
cela vient conclure le lien entre pratiques et systèmes de dispositions
à travers ce passage :
« [...] le concept d'habitus pose un troisième
problème : il oblige à mettre plus souvent l'accent sur la notion
de reproduction et de permanence que sur celle de changement. Pourtant,
l'habitus est un système de dispositions, c'est-à-dire de
prédispositions mais aussi de virtualités qui devraient permettre
certaines formes de
77 Le déshydrateur permet de faire
sécher les fruits et les légumes pour les conserver pendant une
longue durée. Aucune énergie supplémentaire n'est
demandée pour maintenir le séchage. Sophie les entrepose
également dans des bocaux.
78 Récipient où sont
déposées des graines afin de les faire germer et de les consommer
comme telles.
changement même si elles sont limitées. [...]
Dans plusieurs passages de ses ouvrages (1979 : 194 ; 1992 : 110-115), il
expose aussi comment les agents sociaux peuvent prendre leur distance par
rapport à leurs systèmes de dispositions. Pour ce faire, les
agents doivent réaliser un grand travail d'explication de leur
façon de penser et d'agir. [...] Pour Bourdieu (1979 : 85) ce processus
de maîtrise des dispositions semble cependant relativement inconcevable
dans le domaine des goûts alimentaires et des attitudes corporelles qui
sont assimilés à la partie la plus durable et fermée de
l'habitus, chaque expérience nouvelle ayant tendance à être
perçue à travers le filtre d'expériences
antérieures. Or, les pratiques et les énoncés des
informateurs s'imposent comme une force de rupture et de changement
»79.
Ces pratiques sont donc la résultante de nouvelles
appétences que cela soit au niveau des aliments (olfactifs, textuels et
gustatifs) ou de dispositions développées par la
légitimation de la pratique des végétarismes. Finalement,
et par opposition aux écrits ultérieurs de La Distinction
de Bourdieu, les pratiques ne peuvent s'expliquer directement par les
dispositions antérieures à la conversion aux
végétarismes. Dans notre étude, seule cette conversion
permet de faire le lien entre ces pratiques si elles sont perçues par la
rationalité des actions en valeur.
75
79 Lamine, C. op. cit., pp. 28-29.
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