3.2. Une pratique nouvelle critiquée
Cette première analyse de rupture avec les instances de
socialisation se caractérise notamment par une population
végétarienne, végétalienne et végane jeune
et intrinsèquement par une population de jeunes étudiants et
d'actifs - 77,5% de l'échantillon a moins de 35 ans - (annexe 5) Cette
particularité soulève un point que nombre d'individus ont en
commun : leur conversion intervient au sein du domicile parental (voir annexe
6). En ce sens, nous aurions pu avancer l'idée que cette forme
prépondérante de conversion participe à accentuer le
sentiment de rupture tant dans les normes alimentaires parentales que dans
leurs réactions vis-à-vis du choix de leur enfant. Cependant, la
figure 3.7 permet de contrecarrer cette observation.
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Réaction
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Fréquences
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famille
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Fréquences
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%
|
cumulées
|
|
139
12,9
549
50,8
Figure 3. 7 - Réaction de la famille
%
très bien
139
12,9
plutôt bien
688
63,6
très mal
43
4
731
67,6
plutôt mal
292
27
1023
94,6
sans avis
58
5,4
1081
100
Les réponses peuvent être regroupées en deux
parties : une réaction positive (« très bien »
et « plutôt bien ») et une autre négative
(« très mal » et « plutôt mal »). Ainsi,
l'aspect positif
concentre plus de la moitié des 1 081 réponses
(63,6% contre 31% pour l'aspect négatif).
D'autres catégories de réponses font état
d'un caractère pouvant être défini « d'extrême
» et de
« modéré », à savoir «
très bien » et « très mal » pour l'un et «
plutôt bien » et « plutôt mal »
pour l'autre. En partant de ce constat, la réaction
modérée des parents est la plus significative.
Cependant, au niveau des entretiens ce discours est tout autre
puisqu'ils avaient pour objet
d'interroger des individus chez lesquels le sentiment de rupture
constitue un point essentiel de
leur conversion. Ainsi, les huit personnes interviewées
présentent des caractéristiques
communes en termes de rupture. En tant que
complémentarité, les entretiens permettent de
rendre compte du degré des réactions en fonction du
comportement extrême au sein de la sphère
familiale.
Selon les personnes interviewées, le processus de
conversion étant effectué au sein même
du domicile parental, les réactions suite à une
conversion peuvent être plus imposantes alors
que les principaux concernés prennent leurs repas avec
leurs parents et consomment ce qu'ils
peuvent acheter. Ainsi, ces réactions peuvent être
à degrés différents lorsque les individus
entament une conversion en dehors du domicile familial ; elles
peuvent être modérées en raison
du plus faible nombre de repas familiaux ou bien plus
conséquentes notamment en ce qui
concerne les enfants des personnes interrogées. Cependant,
l'analyse des entretiens montre que
ce n'est pas tant les pratiquants qui subissent directement ces
réactions mais bien la pratique en
elle-même. Les individus ne représenteraient que le
prisme par lequel la sphère familiale aurait
un point de vue négatif sur les pratiques alimentaires.
51
Au-delà des réactions de la famille ou de
l'entourage des individus, l'état d'esprit qui suit la conversion montre
la difficile acceptation de ces derniers à la nouvelle pratique,
provoquant différents états.
400
600
500
300
200
100
0
494
419
259
157
106 104 101 84
51
Figure 3. 8 - Etat d'esprit à la suite de la conversion
La question « Au début de votre conversion, quel
était votre état d'esprit ? » étant à choix
multiples, le type de réponse montre un état d'esprit
majoritairement négatif. Ainsi, 45,7% de l'échantillon ont
répondu « vous vous sentiez seule-e », 38,7% « vous vous
sentiez mal jugée » et 23,9% ont répondu être
discriminés, alors que les aspects positifs (être compris, soutenu
et accompagné) ne vont que de 9,3% à 9,8% du panel.
3.2.1. Conversion, parents et famille
L'adoption de l'une des deux pratiques alimentaires ou du
véganisme peut alors être source de conflits dans le cercle
familial.
Ainsi, l'un des premiers effets de la réception de la
famille d'une conversion concerne des critiques négatives faîtes
sur la nouvelle pratique. Par conséquent, chez les personnes
interrogées, le mépris est une qualification très
présente. Ces réactions familiales émanent à la
fois de la non-adhésion aux pratiques alimentaires et d'un manque de
connaissance de ces dernières. Le manque de connaissance sur ces
pratiques entraîne tout comme les végétariens peuvent avoir
du végétalisme ou du véganisme des préjugés.
C'est pourquoi les parents eux-mêmes sont amenés à
stigmatiser la pratique alimentaire de leur enfant :
52
« Vous avez dit tout à l'heure que vous
étiez devenue végétarienne une fois installée sur
Amiens. Comment vos parents ont réagi quand vous leur avez dit que vous
l'étiez ? »
« Bah mes parents n'ont jamais compris ma
démarche, même à l'heure actuelle. Lorsque je leur ai
annoncé ma volonté de ne plus manger de viande et de poisson, la
maison est devenue un lieu de tensions. Heureusement je mange avec eux que les
weekends quand je rentre... quand on se met à table c'est toujours la
même galère pour moi, c'est engueulade sur engueulade, ils ne
comprennent absolument rien, ne veulent pas m'écouter. C'est limite si
des fois ma mère a pitié de moi vu qu'elle m'achète des
steaks végétariens mais c'est pas tout le temps vu que je mange
que des féculents et les légumes. Ils pensaient que je serai
carencée et bien bingo! je l'ai été vu que je mangeais pas
assez équilibré au début. Ils ne font aucun effort,
critiquent mon alimentation mais ils m'aident même pas ».
« Ils critiquent votre alimentation, de quelles
manières ?
« Bah... des trucs de carnistes quoi. « Tu dois
manger des protéines », « Tu vas être carencée
», « C'est naturel de manger de la viande » ou « Les
humains ont toujours mangé de la viande ». Pour eux c'est dans
l'ordre des choses. Ils ont un discours bien réchauffé et
normé et n'ont aucun recul sur la question. » (Laura).
S'il est question de conflits relatifs à la pratique
alimentaire des individus, la rupture peut avoir un degré plus
important. Ainsi, la conversion peut représenter pour les individus un
moment difficile à vivre qui peut de surcroît se consolider et
entraîner des ruptures dans les relations parentales et familiales.
Les huit enquêtés ont tous un degré
différent en termes de ruptures avec la sphère familiale, et qui
peut perdurer dans le temps. Chez trois des personnes interrogées la
conversion est facteur d'une rupture relationnelle, c'est-à-dire
qu'elles ne sont plus en contact avec leurs parents depuis plusieurs
années. Un des individus interrogés a indiqué que cela est
intervenu lorsqu'il a appris que ses parents faisaient consommer de la viande
à leur petite-fille :
« Je l'ai dit tout de suite à mes parents quand je
suis devenu végétariens quand j'avais 20 ans. C'est pas
passé du tout surtout que je vivais encore chez eux, heureusement que je
suis vite parti pour mes études. C'est pas passé parce que bien
entendu mon père pratique la chasse donc pour lui c'était
inconcevable, et ma mère était d'accord avec lui. A toujours
ramener ces bêtes tuées moi ça me dégoûtait.
On s'est pas mal pris la tête et j'ai décidé de ne plus
leur parler, on faisait bande à part à la maison. Mon père
était toujours sur ses convictions qu'il faut manger de la viande. J'ai
reparlé avec mes parents quand mon père a fait un AVC [accident
vasculaire cérébral]. Entre temps j'ai eu ma fille X donc j'ai
voulu qu'elle connaisse ses grands-parents. Mais finalement ça
été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase : j'ai
déposé ma fille chez mes parents pour le midi, mais j'avais
oublié mon téléphone donc je suis revenu et là je
vois un steak bien saignant dans son assiette, alors que je leur avais bien dit
que je refusais qu'elle en mange. J'étais fou de rage, je l'ai prise
avec moi et je ne suis plus jamais retourné les voir. Depuis ce temps je
n'ai plus de nouvelle et j'en veux plus... »
« C'était quand ? »
« C'était il y a un an, ma fille avait tout juste
un an. » (Christophe) ;
53
« Comment vos parents ont réagi lorsque
vous leur avez dit que vous ne mangeriez plus de viande ? »
« Mal... vraiment très mal. Ça va
j'étais déjà dans mon chez moi donc c'est bien mais
ça n'a pas empêché les prises de tête. Ils me
voyaient comme une énergumène, une illuminée qui voulait
juste se donner un style. Ils m'ont fait beaucoup de mal avec leurs mots. Je
n'ai jamais pardonné ça. Je suis partie vivre chez mon copain qui
est devenu mon mari et depuis sept ans on se parle plus du tout, et tant mieux.
» (Héloïse).
De manière générale pour les
interviewés les repas familiaux sont considérés comme des
événements sensibles où les discussions peuvent être
centrés sur la critique de leur pratique alimentaire. Bon nombre d'entre
eux craignent - voire évitent - ces repas (occasionnels, anniversaires,
Noël...).
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