Chapitre 3 - Rupture avec la socialisation
antérieure
Avant de débuter, l'annexe 3 présente les
caractéristiques des individus interrogés dans le cadre de cette
recherche et seront également traités plus spécifiquement.
Pour rappel, les entretiens étant anonymes, tous les prénoms ont
été changés.
La socialisation antérieure fait
référence à la socialisation primaire et secondaire qui se
situent avant la conversion des individus. En termes de cycles de vie, la
socialisation primaire correspond à l'enfance alors que la socialisation
secondaire elle, correspond à la vie adulte. Durant ces périodes,
l'individu incorpore des façons de faire, de penser et d'être qui
sont situées socialement (Darmon, 2006). A travers le processus de
socialisation, l'incorporation de normes, de valeurs, de rôles et de
statuts influe sur le « conditionnement » des individus,
valorisé par les instances de socialisation : la famille,
l'école, les groupes de pairs, les médias, le milieu
professionnel, les associations, la religion... Comme a pu montrer Bourdieu, ce
processus est vecteur de dispositions, d'homogamie et de reproduction sociale.
C'est donc à partir de cela que nous nous différencions avec
l'hypothèse selon laquelle les individus sont en rupture avec ces
instances socialisatrices. Pour démontrer cela, nous recourons à
l'enquête par questionnaire et aux entretiens. L'articulation de ces deux
méthodes permet de soutenir les résultats
dégagés.
3.1. Entre normes alimentaires parentales, origines
sociales et éducation
Tout d'abord, les entretiens permettent de rendre compte des
représentations que les individus ont de leur pratique alimentaire
actuelle et celle durant l'enfance (tableau 2). On remarque alors que sur le
plan de ces représentations les végétarismes sont
considérés comme plus naturelles et variées.
Représentation de l'alimentation
Représentation des pratiques
durant l'enfance actuelles
Végétariens
Basique Naturelle
Beaucoup de viandes blanches Plus écologique
Carnivore Beaucoup de variétés
Céline Laura Marc
Végétalien
|
Mauvaise alimentation (en terme Naturelle
gustative)
|
Julien
|
|
Végans
Christophe
|
Beaucoup de viandes rouges Alimentation sans cruauté
|
|
Faible consommation de produits carnés et de mauvaise
qualité
|
Meilleure pour la santé, plus économique
|
Eléonore
|
|
|
|
|
Carnivore Seule alimentation valable
pourl'espèce humaine
|
Héloïse
|
|
|
|
|
Sophie
|
|
Très bonne et très saine Variétés
bien meilleures
|
46
Tableau 2 - Trajectoires alimentaires en ruptures
L'approche quantitative permet de rendre compte de la scission
constatée entre d'une part les individus interrogées et d'autre
part les parents du panel. Ainsi, un très grand nombre d'individus ont
indiqué être en rupture avec les normes alimentaires parentales.
Cela souligne donc que les parents de ces individus ne partagent pas la
même pratique que leur enfant. Par conséquent, le panel se
constitue de végétariens, de végétaliens et de
végans d'adoption. Cela démontre également que les
déterminants sociaux tels que la catégorie socioprofessionnelle
(PCS) des parents ne peuvent à eux seuls permettre d'identifier un
profil type et homogène des populations des végétarismes.
De surcroît, ces ruptures interviennent ce quel que soit l'origine
sociale des individus. La figure 3.1 ci-dessous permettent de rendre compte de
ce « détachement » :
PCS et
|
Père
|
Mère
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
normes
|
en
|
en rupture
|
Ensemble
|
en
|
en rupture
|
Ensemble
|
alimentaires
|
continuité
|
|
|
continuité
|
|
|
agriculteur
|
2
|
12
|
14
|
1
|
7
|
8
|
ACCE
|
20
|
111
|
131
|
6
40
|
48
305
|
54
345
|
CPIS
ouvrier
|
31
8
|
206
91
|
237
99
|
17
4
|
144
39
|
161
43
|
P.I
retraité
|
10
23
|
78
209
|
88
232
|
22
14
|
106
151
|
128
165
|
employé
APSAP
|
17
7
|
194
31
|
211
38
|
13
|
130
|
143
|
Ensemble
|
118
|
932
|
1050
|
117
|
903
|
1050
|
Figure 3. 1 - PCS des parents par Normes alimentaires
étudiant et
Nota bene : ACCE = Artisan, commerçant et chef
d'entreprise (+10 salariés). CPIS = Cadre et profession intellectuelle
supérieure. P.I = Profession intermédiaires. APSAP = Autre
personne sans activité professionnelle.
47
Les parents occupent principalement les PCS « cadre et
profession intellectuelle supérieure », « employé
» et « retraité ». Ainsi, quel que soit les origines
sociales des individus, les normes alimentaires durant leur enfance ainsi que
leur pratique actuelle sont différentes. Par rapport aux pères et
selon ces trois principales PCS, ils considèrent être en rupture
à 86,9%, 91,9% et 90,1%. Quant aux mères, les résultats
sont sensiblement les mêmes : 89,4%, 88,4% et 91,5%. Néanmoins,
face au nombre important de parents retraités, il n'est pas possible de
savoir quel métier ils pouvaient exercer auparavant.
Il est d'autant plus vrai que les individus soient en rupture
avec les normes alimentaires parentales lorsque nous nous intéressons
à leurs anciennes habitudes alimentaires durant l'enfance, voir figure
3.2.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
OEufs et
|
Consommation
|
Viandes
|
Poissons
|
produits
|
laitiers
faible
199 (18,4%)
373 (34,5%)
60 (5,6%)
321 (29,7%)
693 (64,1%)
7 (0,7%)
1081
Figure 3. 2 - Consommation de produits carnés et de
sous-produits durant l'enfance
moyenne
434 (40,1%)
491 (45,4%)
importante
417 (38,6%)
152 (14,1%)
inexistante
31 (
2,9%)
65 (6%)
Ensemble
1081
1081
En dehors des sous-produits d'origine animale (oeufs et produits
laitiers), la
consommation de chair animale était plus importante pour
la viande à raison de 38,6% du panel
pour une consommation « importante » et 40,1% pour une
fréquence « moyenne ». Quant au
poisson, la consommation était plus faible (34,5%), soit
près de deux fois plus que la viande.
La consommation d'oeufs et de produits laitiers était plus
importante que celle de la viande et
du poisson puisque le taux s'élève à plus de
64%. La présence de ces sous-produits dans
l'alimentation des individus lors de l'enfance était ainsi
très prépondérante, notamment lorsque
l'on constate les faibles parts d'une consommation faible ou
inexistante.
Les individus interrogés étant jeunes,
l'échantillon est surreprésenté par des
étudiants.
L'analyse se retrouve donc limitée puisque nous ne pouvons
connaitre quelle sera la PCS
occupée par ces derniers à la suite de leurs
études. Nous pouvons toutefois nous reposer sur le
plus haut niveau de diplôme obtenu par ces jeunes pour les
situer socialement61. Ainsi, parmi
les 486 individus ayant répondu « étudiant et
autre personne sans activité professionnelle », 159
possèdent un diplôme de second ou troisième
cycle universitaire. L'analyse des PCS doit donc
faire preuve de précautions, c'est-à-dire que
l'échantillon ne peut être ici représentatif des
populations végétariennes,
végétaliennes et véganes dans un plus grand ensemble.
Toutefois,
les données de la figure 3.3 soulignent un niveau scolaire
assez élevé où 85,7% de l'échantillon
possède au minimum un baccalauréat et 39,4% un
diplôme de second ou troisième cycle
universitaire ou de grande école.
61 Les moins de 18 ans sont 40, les 18-24 ans sont
300, les 25-34 ans sont 116, les 35-49 ans sont 18 et les 50 ans et plus sont
5.
48
Fréquences
DESS, doctorat) ou diplômes de grande
école.
Figure 3. 3 - Diplôme
Niveau de diplôme le plus
haut
%
Fréquences
cumulées
%
cumulés
diplômes de second ou troisième cycle
universitaire (licence, maîtrise, master,
DEA,
426
39,4
426
39,4
Baccalauréat général, technologique
ou
professionnel
294
27,2
720
66,6
diplômes de niveau Bac plus 2 (DUT, BTS,
DEUG, écoles des formations sanitaires ou
sociales,...)
206
19,1
926
85,7
sans diplôme ou Brevet des collèges
79
7,3
1005
93
CAP ou BEP
76
7
1081
100
Si nous considérons les étudiants dans un niveau
social favorable par rapport à l'obtention
d'un diplôme de second ou troisième cycle
universitaire, nous constatons sur l'ensemble des
répondants un niveau social élevé (figure
3.4). Sans cette tranche de la population, le résultat
est plus mitigé si nous regroupons sociologiquement les
individus par le capital économique et
le capital social. Nous nommons « pcs+ » et «
pcs- » pour distinguer le niveau social des
individus. Ainsi, nous avons choisi d'intégrer dans la
catégorie pcs+ les cadres, les professions
intellectuelles supérieures et les professions
intermédiaires, soit 261 individus. A contrario, la
catégorie pcs- est constituée des agriculteurs,
des artisans, des commerçants, des chefs
d'entreprise, des employés et des ouvriers, soit 299
individus. Cependant, bien qu'il y ait une
certaine logique du niveau social occupé par rapport au
diplôme obtenu, la PCS « employé »
est source d'hétérogénéité
puisque parmi les 240 employés (dont 86,6% de femmes), 202
individus ont au minimum un baccalauréat et, 60
possèdent un diplôme de second ou troisième
cycle universitaire.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
PCS
agriculteur
|
Fréquences
4
|
%
0,4
|
artisan, commerçant et chef
d'entreprise (+ 10 salariés)
|
42
|
4
|
cadre et profession
|
|
|
intellectuelle supérieure
|
171
|
16,1
|
profession intermédiaire
|
90
|
|
employé
|
240
|
|
ouvrier
retraité
|
13
|
|
étudiant et autre personne
sans activité professionnelle
Figure 3. 4 - PCS
8,5
22,7
1,2
13
1,2
486
45,9
Ensemble
1059
100
Même si les étudiants finissent par occuper le
même niveau social que leurs parents en
raison du diplôme obtenu, la figure ci-dessous permet de
constater une immobilité sociale chez
49
les actifs occupés (les individus ayant un emploi)
entre les individus et leur père (les étudiants et les personnes
sans activité professionnelle ne sont donc pas pris en compte) :
PCS individu et
PCS père
agriculteur
ACCE
CPIS
P.I
employé
ouvrier
Ensemble
agriculteur
0
0
0
3
ACCE
1
10
9
2
5
2
29
136
61
151
8
388
Nota bene : ACCE = Artisan, commerçant et chef
d'entreprise (+10 salariés). CPIS = Cadre et profession
intellectuelle supérieure. P.I = Profession
intermédiaire.
Aide lecture : sur 151 employés (lecture en ligne), 22 ont
un père ouvrier (lecture en colonne).
0
2
1
Figure 3. 5 - PCS individu par PCS du père
CPIS
0
23
51
20
25
17
P.I
2
8
15
22
9
5
employé
7
25
32
9
56
22
ouvrier
0
3
1
0
2
2
Ensemble
10
69
110
54
97
48
Pour chaque PCS des pères, les enfants ont tendance
à suivre le même parcours, c'est ce
qui est représenté par la diagonale grise : les
pères cadres ont tendance à avoir des enfants
cadres, idem pour les pères professions
intermédiaires et les pères employés. Une certaine
mobilité intergénérationnelle ascendante
chez les enfants d'employés et de professions
intermédiaires existe cependant. Par exemple, sur 54
enfants de pères occupant une profession
intermédiaire, 20 d'entre eux sont cadres, sur 97 enfants
de pères employés, 25 sont également
cadres.
L'éducation parentale constitue un autre
élément de l'enfance des individus qui permet
de rendre compte de la scission sur le plan des normes et des
valeurs entre ces derniers et leurs
parents. Ainsi, plus de 60% des informateurs considèrent
être en rupture avec leur éducation.
Education
parentale
|
Fréquences
|
%
|
en rupture
|
670
|
62
|
en continuité
|
411
|
38
|
Ensemble
|
1081
|
100
|
Figure 3. 6 - Education parentale
Nous pouvons proposer à ce stade un idéal-type
de l'échantillon : le végétarien, le
végétalien ou le végan est une jeune étudiante
âgée de 18 à 24 ans ou une jeune femme (annexe 4) active
qui possède un diplôme de second ou troisième cycle
universitaire. Elle est majoritairement étudiante ou employée,
plus faiblement, elle peut occuper une profession intermédiaire ou bien
un poste de cadre et de profession intellectuelle supérieure, ses
parents occupent ces mêmes positions sociales (père cadre et
mère employée). Dans l'axe de cette étude, elle est en
rupture à la fois avec l'éducation parentale et les normes
alimentaires parentales.
50
|