Arrêt de la Cour de Cassation Française : Chambre
Commerciale 4 Novembre 2008
COMMISSAIRE AUX COMPTES. : L'ETABLISSEMENT DU LIEN DE
CAUSALITE
Cour de cassation
Chambre commerciale
Audience publique du 4 novembre 2008
N° de pourvoi: 07-10152
Non publié au bulletin
Rejet
Mme Favre (président),
président
SCP Delaporte, Briard et Trichet, SCP Nicolaý, de
Lanouvelle, Hannotin, avocat(s)
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt
suivant :
Statuant tant sur le pourvoi principal formé par la
société Cabinet Yves et Philippe Coullien que sur le pourvoi
provoqué relevé par la société Cabinet Maurice ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Orléans, 16
novembre 2006), que des détournements ayant été commis par
son comptable salarié, Mme Y..., la société Fonderies
d'Abilly (la société) a assigné son commissaire aux
comptes, la société Cabinet Maurice et son expert-comptable, la
société Cabinet Yves et Philippe Coullien (la
société Cabinet Coullien), en réparation de son
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comptes
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préjudice résultant de ces détournements
;
Sur le moyen unique du pourvoi principal :
Attendu que la société Cabinet Yves et Philippe
Coullien fait grief à l'arrêt d'avoir accueilli la demande
formée par la société à son encontre alors, selon
le moyen :
1 / que le juge doit motiver sa décision et ne peut donc
statuer par voie d'affirmation péremptoire ; qu'en affirmant qu'il
résultait des «dossiers de travail» produits par le cabinet
Coullien que celui-ci avait souscrit à une mission de surveillance
impliquant un contrôle sur pièces des comptes annuels, sans
préciser de quelle pièce précise un tel constat se serait
évincé, ce alors que le cabinet Coullien n'a produit aucune
pièce intitulée «dossier de travail», la cour d'appel a
violé l'article 455 du code de procédure civile ;
2 / que la cour d'appel a relevé qu'un «examen
rapide du compte 413 «effets en portefeuille» pour l'exercice du 1er
juin 1998 au 31 mai 1999», avait révélé un ensemble
de circonstances, tenant à la position substantiellement et
«durablement» créditrice de ce compte, à l'ampleur des
mouvements, et à l'anormalité de la régularisation dudit
compte par deux virements globaux à la fin de l'exercice, circonstances
qui, selon le juge du fond, auraient dû entraîner des
investigations complémentaires susceptibles de révéler la
fraude ou d'intimider l'employée indélicate ; qu'il ne
résulte pas de telles constatations que les investigations
complémentaires auxquelles auraient pu conduire de tels constats,
à l'issue de l'exercice susvisé, auraient été de
nature à prévenir les détournements litigieux qui, selon
les constatations mêmes de la cour d'appel, ont débuté en
1993 pour s'achever à la fin de l'exercice s'achevant le 31 mai 1999 ;
qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas caractérisé le lien
de causalité entre le manquement relevé à l'encontre du
cabinet Coullien et le préjudice subi par la société
Fonderies d'Abilly né des détournements commis par son comptable,
de 1993 à la fin de l'exercice s'achevant le 31 mai 1999, privant ainsi
sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code
civil ;
3 / qu'en estimant que le cabinet Coullien reconnaissait dans
ses écritures avoir eu
l'obligation de contrôler «tout au long de
l'année» le compte 413 «effets à recevoir», la
cour d'appel a dénaturé par addition lesdites écritures et
violé l'article 4 du code de procédure civile ;
4 / qu'à supposer même que l'expert-comptable ait
eu l'obligation de contrôler « tout au long de l'année»
le compte «effet à recevoir», la cour d'appel, qui a
uniquement procédé à «l'examen rapide» de ce
compte pour l'exercice du 1er juin 1998 au 31 mai 1999», pour en
déduire un manquement de l'expert comptable à ses obligations, a
derechef privé sa décision de base légale au regard de
l'article 1147 du code civil en condamnant ce dernier à verser à
la société Fonderies d'Abilly la somme, en principal, de 61 720
euros au titre du préjudice subsistant au 31 mai 2003, sans
préciser quel avait été le montant exact des
détournements commis au cours de l'exercice du 1er juin 1998 au 31 mai
1999 ;
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comptes
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Mais attendu, en premier lieu, qu'il résulte des
conclusions de la société Cabinet Coullien que la pièce
n°1 du bordereau des pièces communiquées par celle-ci
correspondait à la déclaration de sinistre du 21 décembre
2000 à son assureur, dans laquelle elle rappelait le travail qu'elle
réalisait au sein de la société et que son dossier de
travail était communiqué au commissaire aux comptes; que la cour
d'appel, qui a procédé à l'analyse de cette pièce
pour préciser les diligences que l'expert-comptable s'était
lui-même fixées, n'encourt pas le grief du moyen ;
Attendu, en second lieu, qu'ayant constaté que la
société Cabinet Coullien reconnaissait que sa mission comportait
un devoir général de conseil et d'alerte à condition
qu'elle soit en mesure de relever des anomalies flagrantes, et que le solde du
compte 413 «effets à recevoir» devait correspondre tout au
long de l'année, et en fin d'exercice, à l'ensemble des effets de
commerce en portefeuille reçus des clients et non encore arrivés
à échéance, l'arrêt retient que la
société Cabinet Coullien s'est contentée d'un état
manuscrit établi par Mme Y... donnant, globalement par
échéance ultérieure, la répartition des effets
à recevoir à la clôture de chaque exercice et ne s'est
livrée qu'à ce contrôle purement formel ; qu'il retient
encore, après un examen du compte 413 «effets en portefeuille»
pour l'exercice du 1er juin 1998 au 31 mai 1999, que l'existence de ce compte
créditeur constitue une présomption d'irrégularité
de la comptabilité, d'un tel compte ne pouvant sortir plus qu'il n'est
entré, et que le caractère insolite de la position
substantiellement et durablement créditrice du compte, l'ampleur des
mouvements, et l'anormalité de la régularisation par deux
virements globaux, auraient dû entraîner des investigations
complémentaires susceptibles de révéler la fraude ou
d'intimider l'employée indélicate, qui avait
déclaré, au cours de l'enquête de police, que le compte
litigieux ne faisait l'objet d'aucune vérification particulière ;
qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour
d'appel qui ne s'est pas bornée à déduire les manquements
de l'expert-comptable au cours de la période de son intervention dans la
société du seul examen du compte «effets à
recevoir» pour la période du 1er juin 1998 au 31 mai 1999 et qui a
caractérisé l'existence d'un lien de causalité entre les
manquements constatés et le préjudice subi par la
société dont elle a souverainement apprécié
l'étendue, a, sans dénaturer les conclusions, légalement
justifié sa décision ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de
ses branches ;
Et sur le moyen unique du pourvoi provoqué :
Attendu que la société Cabinet Maurice fait grief
à l'arrêt de l'avoir condamnée à payer à la
société une certaine somme à titre de
dommages-intérêts alors, selon le moyen :
1 / que le commissaire aux comptes n'est pas tenu de s'assurer
de l'exactitude des comptes et ne commet de faute que lorsqu'il n'effectue pas
les investigations inhérentes à sa mission ; qu'en affirmant que
le cabinet Maurice avait commis une faute au simple motif que le solde du
compte «effets à recevoir» représentait environ 10 % du
chiffre d'affaires de l'exercice et près de 9 % du total du bilan, sans
préciser en quoi cela aurait révélé une
incohérence des comptes, et en quoi le commissaire aux comptes aurait
omis d'effectuer des investigations inhérentes à sa mission, ce
alors que le cabinet Maurice faisait valoir, qu'il était
régulièrement
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procédé à un rapprochement bancaire qui
n'avait jamais révélé d'incohérence, la cour
d'appel a privé sa décision de base légale au regard des
articles 1382 du code civil et L. 225-241 du code de commerce ;
2°! que le commissaire aux comptes n'est pas tenu de
s'assurer de l'exactitude des comptes et ne commet de faute que lorsqu'il
n'effectue pas les investigations inhérentes à sa mission ; qu'en
considérant que le cabinet Maurice avait commis une faute au simple
motif que la technique de contrôle invoquée par la constatation de
l'apurement du compte «effets à recevoir» grâce à
la vérification de la comptabilisation de ces valeurs par les banques de
l'entreprise s'était avérée illusoire, la cour d'appel a
privé sa décision de base légale regard des articles 1382
du code civil et L. 225-241 du code de commerce ;
3 / que le cabinet Maurice faisait valoir que Mme Y... avait
comptabilisé dans le compte 413, beaucoup plus de sommes qu'il n'aurait
dû y en avoir réellement, afin de ne pas avoir à
établir une liste nominative et chiffrée de ce compte ; qu'en
retenant qu'il aurait suffit au cabinet Maurice d'appliquer les recommandations
de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes sur l'observation
physique des actifs, selon lesquelles «le contrôle physique des
effets à recevoir est un moyen rapide de vérifier leur
réalité et aura lieu à la clôture de l'exercice,
souvent en même temps que l'inventaire physique des stocks», suivi
par «le rapprochement des effets remis à l'escompte avec les
confirmations reçues des banques», sans répondre à ce
moyen opérant dès lors que les dites recommandations
prévoient en outre que si les effets sont nombreux, le commissaire aux
comptes travaille par sondage à partir de la liste établie par
l'entreprise, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de
procédure civile ;
4 ! qu'en ne recherchant pas, ainsi qu'elle y avait
été invitée, si la faute de la société
Fonderies d'Abilly, qui s'était abstenue d'exercer tout contrôle
sur l'activité de Mme Y... et avait induit en erreur le commissaire aux
comptes sur les procédures de contrôle interne de la
société, n'avait pas, au regard du lien de causalité,
absorbé celle retenue à l'encontre du commissaire aux comptes
puisque celle-ci n'aurait pu être commise en l'absence de
celle-là, la cour d'appel a privé sa décision de base
légale au regard des articles 1382 du code civil et L. 225241 du code de
commerce ;
5 ! qu'à supposer que le cabinet Maurice ait commis une
faute en n'exerçant pas un contrôle physique des effets à
recevoir, il demeure que, selon les constatations même de l'arrêt,
ce contrôle devait, selon les recommandations de la Compagnie nationale
des commissaires aux comptes, avoir lieu à la clôture de
l'exercice ; qu'il en résulterait, la cour d'appel ayant
considéré que la responsabilité du commissaire aux comptes
ne pouvait être engagée que pour la période allant du 1er
juin 1997 au 31 décembre 1999, que le cabinet Maurice ne pouvait
être tenu de réparer le préjudice né des
détournements antérieurs au 31 décembre 1997 ; que,
dès lors, en condamnant le cabinet Maurice à verser une somme de
61 720 euros au titre du préjudice subsistant au 31 mai 2003, sans
préciser si ce préjudice subsistant correspondait aux
détournements opérés du 1er janvier 1998 au 31
décembre 1999, et à quelle hauteur, la cour d'appel a
privé sa décision de base légale au regard des articles
1382 du code civil et L. 225241 du code de commerce ;
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6 / qu'en condamnant le cabinet Maurice à verser une
somme de 61 720 euros au titre du préjudice subsistant au 31 mai 2003,
sans préciser si ce préjudice subsistant correspondait aux
détournements opérés du 1er juin 1997 au 31
décembre 1999, et à quelle hauteur, la cour d'appel a
privé sa décision de base légale au regard des articles
1382 du code civil et L. 225241 du code de commerce ;
Mais attendu, en premier lieu qu'ayant énoncé que
la mission du commissaire aux comptes n'est pas limitée à un
contrôle a posteriori, dès lors que celui-ci est investi d'une
mission permanente de contrôle, l'arrêt retient que le solde du
compte «effets à recevoir» qui s'élève notamment
à 1 970 856,26 francs (300 455,06 euros) au 31 mai 1999, alors que,
compte tenu des détournements, il n'aurait dû se chiffrer
qu'à 54 480 euros, représente environ 10 % du chiffre d'affaires
de l'exercice et près de 9 % du total du bilan, ce qui aurait dû
inciter le commissaire aux comptes à se livrer à une
vérification effective du compte au lieu de se laisser orienter par la
comptable et d'entériner les chiffres qui lui étaient
présentés, que le compte «effets à recevoir»
n'est pas un simple compte de passage mais représente un actif au
même titre que les stocks et qu'en application de l'article L. 123-12 du
code de commerce, toute personne ayant la qualité de commerçant
doit contrôler par inventaire, au moins une fois tous les douze mois,
l'existence et la valeur des éléments actifs et passifs du
patrimoine de l'entreprise ; qu'il relève encore que le commissaire aux
comptes relatait dans sa lettre de fin de mission du 16 octobre 1998 qu'un
associé du cabinet s'était déplacé dans
l'entreprise le 29 mai 1998 afin «d'examiner les procédures de
l'inventaire physique de l'exercice», sans apparemment avoir
vérifié l'encours des effets de commerce encore détenus
par la société et s'être fait communiquer
ultérieurement les bordereaux des banques à l'encaissement ou
à l'escompte, la circularisation de quelques clients n'ayant pas
porté sur la fraction des créances clients déjà
réglée par des effets de commerce ; qu'il retient enfin que la
technique de contrôle invoquée par la constatation de l'apurement
du compte «effets à recevoir» grâce à la
vérification de la comptabilisation de ces valeurs par les banques de
l'entreprise apparaît particulièrement illusoire dans la mesure
où, à lire le dénouement du compte au 31 mai 1999
annoté par le commissaire aux comptes, les remises à l'escompte
ultérieures sont largement supérieures au montant des effets
à cette date ; qu'en l'état de ces constatations et
appréciations dont il résulte que la société
Cabinet Maurice, investie d'une mission permanente de contrôle, n'avait
pas procédé à des vérifications sérieuses
qui l'auraient mise à même de déceler la fraude, la cour
d'appel, qui a procédé à la recherche prétendument
omise, visée à la quatrième branche et ainsi
caractérisé l'existence d'un lien de causalité entre la
négligence du commissaire aux comptes dans l'exercice de sa mission de
contrôle et le préjudice subi par la société dont
elle a souverainement apprécié le montant, a, abstraction faite
des motifs surabondants critiqués par la troisième branche,
légalement justifié sa décision ;
D'où il suit que le moyen qui ne peut être
accueilli en sa troisième branche, n'est pas fondé pour le
surplus ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE les pourvois tant principal qu'incident ;
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Fait masse des dépens et les met par moitié, d'une
part à la charge de la société Cabinet Yves et Philippe
Coullien et, d'autre part, à la charge de la société
Cabinet Maurice ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les
demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre
commerciale, financière et économique, et prononcé par le
président en son audience publique du quatre novembre deux mille
huit.
Décision attaquée : Cour d'appel
d'Orléans du 16 novembre 2006
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