II.3. Les usages et/ou occupations de la voie publique
dans les villes africaine et particulièrement à Dakar
Les villes africaines ont en commun un passé colonial.
La création de la ville elle-même et de ses outils de
planification et de gestion sont d'origine coloniale basée sur le
modèle de la ville occidentale. Pour parler d'un espace public
purement africain, il suffira de faire un détour dans la vie
traditionnelle ou les villageois se retrouvent
27 Dahlgren Peter, Relieu Marc. L'espace public et
l'internet. Structure, espace et communication. In: Réseaux, volume 18,
n°100, 2000. Communiquer à l'ère des réseaux. pp.
157-186.
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Première partie : cadre de
référence
sous le baobab, soit autour du feu ou bien sur la place
publique du village où se partagèrent des histoires, où
l'on discute des décisions qui concernent la communauté,
d'envergure semblable à l'agora des grecs. Mais il s'agit ici
de l'espace public urbain, domaine de « l'anonymat »
où les gens qui se croisent ne peuvent pas du tout se connaître. A
la différence de cet espace africain, la ville est cosmopolite.
Certes la ville africaine est un hybride marqué par ces
traditions mais l'essence du mot espace urbain ne prend pas en compte le
contexte africain mais se base plutôt sur l'évolution de la ville
occidentale. L'emprunte ou la marque africaine est donc présente dans la
transformation et les usages de ces espaces : « dans le cas des villes
d'Afrique de l'Ouest, [...] la notion de l'espace public renvoie à
l'histoire sociale de la ville, marquée par la conception occidentale de
l'espace public (places, marchés, rues, avenues, gares, ports ...) mais
redéfinie par les usages autochtones » (CHENAL, 2009 p.31).
A Dakar la ville fut conçue sur des bases d'une
ségrégation spatiale excluant les autochtones du cadre urbain
occidentale à travers plusieurs opérations en 1901 (qui ont
abouties à la création de Médina en 1914) puis en 1950
avec la création de Pikine. L'exclusion des autochtones,
considérés comme non conformistes par le pouvoir colonial, fut
les bases d'une crise urbaine à Dakar, qui ne fera que
s'amplifier durant la période postcoloniale :« Le tissu urbain
ne s'est pas encore remis des blessures de l'époque coloniale et les
cicatrices sont visibles [...] » (CHENAL et al. 2008
p.240)
Le travail de Ousseynou FAYE et Ibrahima THIOUB28
sur les marginaux à Dakar retrace d'une manière assez exhaustive
le problème lié aux usages de la voie publique dans la ville
dakaroise. La configuration coloniale a permis la naissance de l'informel, une
issu pour une classe pauvre et ségréguée qui doit
chercher des moyens d'adaptation. Le phénomène de l'occupation de
l'espace public n'est donc pas nouveau. Et cela n'est pas particulier à
la ville de Dakar uniquement mais concerne aussi plusieurs villes africaines
« au Togo, tout comme dans les autres pays d'Afrique où les
espaces publics sont depuis longtemps occupés et détournés
de leur objectif
28Ousseynou Faye, Ibrahima Thioub, « Les
marginaux et l'État à Dakar », Le Mouvement Social
2003/3 (no 204), p. 93-108.
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Première partie : cadre de
référence
premier f...] » (GBETANOU, 2010)29.
Il existait déjà les mendiants, les vendeurs ambulants et les
prostituées, qui se sont appropriés la voie publique (O. FAYE et
I. THIOUB, 2003).
Dans la ville postcoloniale, le phénomène s'est
aggravé avec les crises économiques et environnementales qui ont
touché les pays africains surtout ceux de la zone sahélienne. La
prolifération de l'informel répond donc à un besoin des
populations touchées par ces crises : « Le secteur informel
constitue une solution aux nombreux problèmes et besoins des populations
citadines» Colette Canet et Cheikh Ndiaye (FAO, 1999). Ces
occupations se font dans l'irrespect des normes urbanistiques (voire
environnementales) et du régime juridique de la voie, en
empiétant sur les emprises de cette dernière dans le
désordre et l'anarchie. (NGANAN, mémoire 2015 ; NJONA,
mémoire 2008 ; ESEA). Les occupations de la voie ne se font pas toutes
caractérisées par le secteur informel. Elles se
matérialisent « aussi par l'empiétement des
constructions des riverains, la mise en place des mobiliers urbains non
adaptés parfois non autorisés et l'implantation d'arbres
inadaptés » (NJONA, 2008 p.7).
Les dynamiques liées à la gestion et
l'occupation de la voie publique, leurs impacts sur la ville et les usages des
populations s'inscrivent dans le temps et l'espace. Cet espace public fait
objet de tentatives de contrôle par les communes, une ressource (support
d'activités) pour une partie de la population et façonne l'image
de la ville dakaroise et son ambiance (CHENAL, 2009). Le problème
d'occupation anarchique et informel se trouve être constant dans
l'évolution de la ville. Il met en conflits usagers et
responsables de la gestion de la voie : « les bana-banas ou
marchands ambulants et les petits cireurs qui racolent les touristes, sans
parler des voyous, les faux talibés qui mendient, quand ils devraient
être à l'école, les lépreux, handicapés
physiques et aliénés qui devraient être dans les
hôpitaux ou les centres médico-sociaux » disait feu L.
S. Senghor (Le Soleil, 20 janvier 1975, p. 3.).
Des dispositions sont prises dès lors pour palier
à cet « encombrement humain » (O. FAYE et I. THIOUB,
2003) telles que des sanctions à travers le Décret 76 -
018 du 16 janvier 1976 pris en application de la Loi 67 - 50
du 29 novembre 1967
29Komla Dzidzinyo GBETANOU Le commerce de la
rue et l'occupation des espaces publics à Lomé. Cas des
trottoirs. Université de Lomé - Togo - Mémoire de
Maitrise en sociologie 2010, 98p.
17
Première partie : cadre de
référence
(règlementant la vente sur la voie et dans les espaces
publics) avec appui le Code pénal mais aussi d'autres
moyens plus souples : « le pouvoir central sénégalais
décida, en accord avec les élites municipales, de construire en
1974 des échoppes au marché Sandaga, sur l'avenue William Ponty
et le long du boulevard de l'Arsenal » (O. FAYE et I. THIOUB, 2003
p.102).
La recrudescence de ces occupations s'explique selon plusieurs
facteurs. Il y a entre autres l'accessibilité des clients qui facilite
l'écoulement des produits. La rue a pour fonction principale la
circulation. A Dakar, le mode de transport le plus utilisé est la marche
à pied (70% des déplacements, EMTASUD, 2015). Cela permet aux
vendeurs d'avoir une clientèle en permanence durant les flux des
déplacements mais pas uniquement les piétons mais aussi les
automobilistes et autres personnes en déplacements. Aussi les
équipements publics (marchés, stades, etc..) constituent un lieu
de concentration de personnes et donc une opportunité pour ces acteurs.
Les occupants s'installent ainsi de plus en plus à côtés de
ces espaces.
La population résidentielle s'approvisionne aussi
grâce à ces acteurs économiques. MBEMBO Laure dans ses
recherches rapporte que 70% des enquêtés s'y approvisionne, dans
une étude menée sur l'axe de la route nationale n°1
(mémoire ESEA, 2012). A cela s'ajoute aussi une « complicité
» ou bien la mauvaise gestion des dépendances domaniales par les
acteurs des communes, dans la mesure où ils prélèvent des
taxes sur ces occupations. Ce qui signifie indirectement une autorisation
à occuper ses espaces ou un laissez-faire. C'est à l'exemple
d'une victime de déguerpissement par la Direction pour la Surveillance
et le Contrôle des Sols (DESCOS) dans le quartier Ouest Foire qui affirme
payer à hauteur de cent mille FCFA tous les mois.30 Ou encore
le paradoxe sur une voie dont 72% des occupants sont installés sans
permis mais 80% d'entre eux payent la taxe municipale (Mbembo, mémoire
ESEA 2012).
Les occupations sur la voie publique entrainent aussi des
problèmes notamment l'insalubrité, l'insécurité
mais aussi des encombrements à la mobilité réduisant ainsi
l'attractivité des lieux voire de la ville (NJONA, 2008). L'intervention
des autorités, animées par des raisons légitimes,
n'arriverait pas à bout de ce « fléau
» qui se mue au fil du temps sous l'influence des
phénomènes socioéconomiques, particulièrement la
30 Article publié sur le site Senenews le 10
novembre 2015
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Première partie : cadre de
référence
pauvreté. Les réponses réactives
(déguerpissement par exemple) ne sont plus efficaces et la gestion,
naguère aux mains d'un pouvoir central, est maintenant une
compétence des collectivités décentralisées (suite
aux différentes réformes notamment l'Acte 1, 2 et
récemment 3). Ces dernières se trouvent elles aussi
limitées par un manque de ressources financières et humaines
(qualifiées) et finissent par s'adapter aux réalités
locales : « Il faut donc reconnaître que les usages et les
fonctions auxquels ces espaces étaient au départ destinés
sont détournés à d'autres fins, fins que la
municipalité cautionne en les considérant comme source de
rentabilité pour leur caisse laissant croire que ces occupations sont
légales » (GBETANOU, 2010). Ainsi la meilleure façon de
surmonter le problème des occupations anarchiques et illégales
est de trouver un compromis avec les usagers. Mais le phénomène
persiste toujours.
De ce qui précède, l'espace publique est un
concept polysémique, multidimensionnel et
pluridisciplinaire. Ce qui fait qu'il doit être prudemment
employé et bien défini afin d'éviter toute
ambigüité. Cette critique littéraire n'est pas exhaustive et
cela pour la simple raison de se limiter au contexte de cette recherche
précise qui s'articule autour de la gestion et aux usages de la voie
publique. Ainsi trois hypothèses31 peuvent être
formulées et ce, dans une perspective de tracer la suite de cette
recherche :
a) Les différentes dimensions de la voie publique,
notamment celle purement spatiale et l'autre idéelle
ou « a-territoriale », ne peuvent être
appréhendées différemment pour faire une analyse
pertinente d'un phénomène quelconque qui se manifeste
sur la voie ;
b) La voie publique en tant qu'espace public est en
permanence muable, change de forme et d'usages dans le temps et
l'espace. Ce qui implique que sa gestion devient complexe et multi
scalaire variant selon le contexte ;
c) « En pays du Sud, tout est dans la rue»
(Andrée Chédid, Le Liban, 1969). L'espace public dans
les villes africaines et particulièrement à Dakar constitue
d'abord un enjeu économique par lequel se diffusent des pratiques
socioculturelles, mais aussi un moyen d'intégration et
d'équité sociale pour certaines classes.
31Il ne s'agit pas des hypothèses
principales de notre recherche. Elles résument la critique de la
littérature et permettent de construire le cadre opératoire de la
recherche.
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