II.2. Des formes et usages de la voie publique
L'espace public n'est pas immuable. Il peut prendre
différentes formes17 et peut être perçu de
différentes manières selon les acteurs. C'est une suite logique
dans laquelle l'intégration des deux dimensions de l'espace permet
d'avoir une organisation spécifique des lieux. Alors, il suffit de se
demander « que font les gens dans la rue ? Qui fait quoi ? Comment le
font-ils ? Comment ce qu'ils font est-il relié à la configuration
des lieux et plus généralement à leur
matérialité ? » (J. CHENAL et al, 2009 p.7).
Répondre à ces questions c'est aussi essayer de comprendre
pourquoi le font-ils.
Sur un cadre réglementaire, l'espace public ou la voie
publique est construite selon des normes précises (ou un régime
juridique précis). Des fonctions particulières lui sont
attribuées (principalement la circulation) mais dans cette configuration
d'autres paramètres entrent en jeux et influencent l'usage de la voie :
en plus des normes (surtout urbanistiques) il y a l'emplacement et les
constructions qui la bordent (J. CHENAL, 2013 p.27). Les usages des acteurs
viennent donc s'ajouter à ces différentes
17La forme ne se limite pas au physique ou
matériel. Dans ce contexte la forme est proportionnelle aux usages
variés de la voie publique.
11
Première partie : cadre de
référence
formes d'influences. Ce qui signifie que « ce n'est
pas le seul régime juridique de la propriété du sol qui
décide de la destination d'un terrain, mais les pratiques, les usages et
les représentations qu'il assure» (Yona Jébrak et
Barbara Julien, 2008 p.19).
Les dynamiques de l'espace public s'inscrivent dans un
processus qui débute par la construction puis la
transformation jusqu'à son utilisation
(Ibid.18). « L'espace public est devenu un
dérivé du mouvement » (Sennett, Richard, 1979).
L'étape la plus importante est celle qui fait le lien entre la
transformation et son utilisation puisqu'elle met en lien
« celui qui réalise l'espace public et celui qui l'utilise
». Les usages déterminent ce que va advenir à l'espace
public. Ainsi on peut déterminer cinq19 (05) formes d'espaces
publics qui constituent en même temps des enjeux « distinctes et
interdépendantes » (M. BASSAND et al, 1999) :
- Les espaces d'accessibilité
: cela se réduit à la mobilité des biens et
personnes (grâce aux différents moyens de transport) mais aussi
aux moyens de transport des infrastructures et équipements urbains
(services d'eau, d'électricité par exemple). Ce qui renvoie en
définitive aux fonctions premières de la voie publique dans sa
forme urbanistique ou architecturale ;
- Les espaces d'usage festif et/ou civil
: cette forme d'usage est considérée comme une
marque de citoyenneté, d'urbanité ou
l'expression de la démocratie (J. HABERMAS 1962 ;
Stéphane TONNELAT 201620, Ilaria CASILLO 2013). C'est
là où les populations partagent leur différence et leur
individualité (culturelle ou politique) ;
- Les espaces de marché :
c'est l'espace le plus partagé en milieu urbain. Il représente
certes un enjeu économique pour une ville (voire un pays surtout ceux du
sud ou les conséquences des problèmes socioéconomiques se
manifestent particulièrement sur cet espace) mais constitue un endroit
de partage des pratiques sociales par excellence ;
18Yona Jébrak et Barbara Julien Les
temps de l'espace public urbain : Construction, Transformation et utilisation
2008 ; 188p.
19Jérôme CHENAL, 2013 p27-29 ;
20Stéphane Tonnelat, « Espace public,
urbanité et démocratie », La Vie des idées, 30 mars
2016
12
Première partie : cadre de
référence
- Les espaces de sociabilité
: « la rue, la place [...] avaient servi pendant des
siècles dans un cadre plus large que le cadre familial, d'espace de base
pour une sociabilité populaire, spontanée ou organisée
» (Alain LEMENOREL, 1997 p.73). Dans l'anonymat
les individus se rencontrent au niveau de l'espace public socialisent
souvent sous l'obligation morale d'un
«bonjour» (particulièrement dans les
sociétés africaines). Ces différentes interactions
sous-entendent une affinité entre les acteurs qui aboutit à une
acceptation de l'autre au niveau de l'espace public si l'on considère la
sociabilité comme « les manières d'être ensemble
de groupes sociaux différenciés, dans un contexte culturel
donné » (Korosec-Serfaty, 1988) ;
- Les espaces d'identité :
cette forme s'exerce dans un contexte de reconnaissance d'une
société particulière ou d'une classe donnée.
L'espace devient un moyen de revendications puisque son accès n'exclus
particulièrement personne. L'espace est aussi un lieu de «
construction de l'identité urbaine » qui est «
l'image de soi qu'un acteur s'efforce de construire par rapport à
autrui » (M. BASSAND et al.2001 p.247).
Ces différentes formes (qui représentent aussi
d'enjeux) que peut prendre l'espace public décrivent la nature
même de cet espace qui « est de mélanger les gens et les
activités, de changer avec le temps, dans la journée, dans la
semaine ou encore dans la longue durée»21.
L'espace prend la forme de l'acteur qui l'utilise en fonction de ce
qu'il fait. « Chacun peut faire l'expérience de la
diversité des rues, à l'intérieur d'une même ville.
[...] Les rues (et l'idée que l'on s'en fait) se différencient
selon l'espace et le réseau de relations dans lesquels elles
s'inscrivent, à différentes échelles
»22. Les acteurs qui marquent cet espace peuvent
être des acteurs politiques, économiques, des spécialistes
de l'espace ou des usagers (BASSAND et al. 2001). Ces derniers jouent
un rôle, chacun à un moment donné, dans la création,
la transformation et l'usage de l'espace.
L'espace public contemporain est objet d'un débat
animé, vu que le concept même d'espace public n'est
utilisé que dans les années 1970. Avant même sa
création (en tant que concept), des auteurs comme Camillo Sitte
(1889) et Jane Jacobs (1961) évoquaient la
mort de l'espace public. Ce « déclin »
est un constat lié au changement
21Antoine Fleury, « La rue : un objet
géographique ? », Tracés. Revue de Sciences humaines [En
ligne], 5 | 2004, mis en ligne le 01 avril 2006
22Ibid.
13
Première partie : cadre de
référence
de paradoxe puisque l'espace public était une question
destinée à la bourgeoisie (Habermas, 1962) qui portait le
débat formant « l'opinion publique
»23 . Avec l'avènement des libertés (la
fin des royaumes) et l'automobile, l'accès à l'espace public se
bouleverse, change sa fonction d'antan et devient un espace de circulation.
« Privé de sens, vécu comme coupure, l'espace public,
perçu comme un vide entre les pleins du bâti, a souvent
été rempli au gré des besoins de la vie moderne, en
l'absence de réflexion globale. Il a ainsi perdu l'identité
propre qui, au XIXe siècle et avant, le caractérisait,
pour devenir une organisation complexe d'éléments
hétéroclites dans laquelle les espaces
s'interpénètrent et les fonctions se confondent.
»24
Ce changement de contexte ne présage pas pour autant la
mort de l'espace public mais démontre la transformation continuelle de
ce dernier. Se positionnant contre l'idée du péril de
l'espace public, François TOMAS25
atteste sur la métamorphose de ces lieux qui « subsistent et se
renouvellent ». Les mutations liées à l'usage des
espaces sont conditionnées par l'évolution de la ville
elle-même et de ses défis. C'est ainsi que de nos jours, avec les
défis de la croissance urbaine, les enjeux urbains sont d'ordre
environnemental dont la verdure et la piétonisation (ou bien la
réduction de l'automobile) conditionnent les politiques urbaines
à l'instar des rue piétonnes de Paris, Barcelone ou encore
Kigali.« Aujourd'hui, les nouvelles politiques cherchent à
restituer ces espaces aux piétons et à la population
»26. Les espaces publics sont donc au
premier plan et cela sonne comme une nostalgie des espaces d'avant
l'automobile.
De même, le rôle de la voie publique en tant que
support de concentration des interactions sociales est «
concurrencé » par la diffusion des médias
et le développement des Nouvelles Technologies de l'Information et de la
Communication (NTIC). Ces derniers créent un espace virtuel
« espace public numérique » et y
déplacent les interactions. « f...] L'espace est
constitué de processus de
23La femme, les pauvres, les esclaves et les
étrangers étant exclus du débat public.
24Communauté Urbaine de Lyon, Service Espace
Public, Le vocabulaire des espaces publics Les références du
Grand Lyon, Lyon, sans date 43 p.
25TOMAS François. L'espace public, un
concept moribond ou en expansion? Géocarrefour, vol. 76, n°1, 2001.
L'espace public. pp. 75-84.
26Dossier vue sur la ville : la requalification
des espaces publics, enjeu de la ville durable. Université
de Lausanne, n°19 décembre 2007.
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Première partie : cadre de
référence
communication détachés des lieux, une
dimension analytique... Dans le monde moderne, les mass-médias et les
médias interactifs comme le net jouent un rôle très
important dans la constitution de l'espace »27. La
suppression des frontières ou limites physiques de l'espace par les NTIC
est une réalité incontournable.
Néanmoins ces deux dimensions sont
complémentaires. Même si l'essentiel du débat se
déroule au niveau virtuel, cela finit par se manifester dans la
rue à l'instar des revendications sociopolitiques au
Moyen-Orient (printemps arabe), le soulèvement des noirs aux
États Unis contre le crime racial, les revendications des travailleurs
en France ou encore le balai national au Burkina. L'espace
virtuel grâce à sa vitesse de transmission de l'information
au-delà des frontières facilite et renforce certaines
manifestations.
Aussi et enfin, l'espace public moderne est marqué par
le défi sécuritaire. La fréquentation assez
considérable de l'espace public par la population la rend finalement une
cible stratégique. L'exemple des attentats dans les marchés au
Nigeria, au Niger au Mali ou au Tchad depuis ces dernières
années, les tueries dans les églises et parcs au États
Unis, la tuerie de Nice en France, etc. en sont des
références.
La voie publique en somme ne se limite pas uniquement à
sa dimension architecturale et sa fonction comme support de circulation. En
tant qu'espace public, elle peut prendre différentes formes et peut
faire objet de différents usages. Ces derniers s'inscrivent dans le
temps et à travers l'évolution de la ville et de ses enjeux, la
rue étant déterminant dans « la fabrique de
l'urbanité » et de la ville.
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