B. La dissuasion d'action en justice
252. L'éventuelle dépendance ou soumission
pourrait-elle empêcher un partenaire commercial victime d'un
déséquilibre significatif d'agir en justice ? En tout cas,
l'attitude de certains fournisseurs confirme cette contrainte qui peut les
empêcher d'agir en justice en cas de déséquilibre
significatif. Il semble qu'à la suite d'une condamnation de restitution
de sommes prononcée par le juge, certains fournisseurs se soient
empressés de reverser ses sommes au distributeur
condamné306 !
253. Le faible nombre d'actions en justice résulte
peut-être de l'épée de Damoclès qui pèse sur
les fournisseurs, à savoir le déréférencement. Les
fournisseurs n'ont d'autre choix
303 Annexe n° 3, question 8.
304 P. REIS, « Déséquilibres
économiques et relations entre la grande distribution et ses
fournisseurs » in Les déséquilibres économiques et le
droit de la concurrence, (dir.) L. BOY, Larcier, 2015, p. 50.
305 Ibid.
306
trib. com Paris, 12 nov. 2011,
no 2011/058173.
130
que de se soumettre au déséquilibre
significatif. La cour d'appel de Paris307 reconnaît que «
peu de fournisseurs peuvent se permettre d'être
déréférencés par un distributeur [...] ou d'engager
une action en justice contre lui ; que ce rapport de force asymétrique
peut conduire certains fournisseurs à devoir accepter certaines clauses
qui leur sont défavorables. » Les juristes conseillant les
producteurs/fournisseurs nous confirment cette menace. Madame Aurélie
Charrier, juriste à la FDSEA de l'Oise, indique que « pour pouvoir
exister sur le marché, il faut être prêt à faire des
sacrifices sous peine d'être
déréférencé308. » Depuis les
accords de coopération, les fournisseurs sont encore plus exposés
au déréférencement qu'auparavant. D'après
l'Autorité de la concurrence, « de nombreux cas de
déréférencements ou de menaces de
déréférencements ont été
signalés309. »
254. Les distributeurs n'hésitent pas à se
rabattre sur un autre produit si le fournisseur n'accepte pas les conditions
qui lui sont proposées. Nous excluons ici les fournisseurs des grandes
marques plébiscitées par les consommateurs, car ceux-ci seraient
prêts à changer de magasin pour retrouver leur marque habituelle.
Les fournisseurs de ces marques bénéficieront peut-être
d'un traitement particulier de la part des distributeurs. Malgré tout,
la cour d'appel de Paris310 affirme que si « certains
fournisseurs disposent de parts de marché importantes leur donnant un
pouvoir de négociation [...] tous sont dépendants des commandes
des distributeurs pour vendre leur production. »
255. Le déréférencement reste la
sanction ultime. Avant d'en arriver là, le distributeur peut, par sa
politique de gestion de ses linéaires, avantager certains
fournisseurs311. Un des fournisseurs qui l'assignerait en justice
risquerait ainsi de voir ses produits placés de manière moins
visible que ceux de ses concurrents.
256. Du côté des producteurs vendant directement
à la grande distribution ou aux industriels, Madame Aurélie
Charrier, juriste à la FDSEA de l'Oise, nous indique que les
307 CA Paris, 1er oct. 2014, no
13/16336.
308 Annexe n° 2, question 4.
309 ADLC, « Rapprochements à l'achat dans le
secteur de la grande distribution », communiqué du 1er avr.
2015.
310 CA Paris, 1er oct. 2014, no
13/16336.
311 B. DEFFAIS, « Quelle analyse économique pour
le droit de la distribution? », RLDA, supplément au no 83,
juin 2013, p. 46.
131
producteurs sont « généralement peu enclin
à aller au tribunal, et surtout à en subir les
conséquences312. » Parmi ses dernières on trouve
le déréférencement ou encore le non-renouvellement des
contrats. En tout cas, la tendance à refuser l'action en justice est
plutôt généralisée chez les fournisseurs.
257. L'interdiction du déséquilibre
significatif ne correspond pas forcément à la
réalité commerciale puisque les fournisseurs n'ont aucun
intérêt à assigner leurs partenaires commerciaux pour
déséquilibre significatif pendant la durée de leur
relation commerciale. Si le nombre des décisions en justice rendues sur
le fondement de l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce relatif
à la rupture brutale des relations commerciales est élevé,
c'est certainement parce qu'il intervient alors que la relation commerciale est
déjà terminée. La victime n'a donc plus rien à
perdre. Il en va différemment lorsqu'il s'agit d'assigner son partenaire
commercial pour déséquilibre significatif. En effet, les autres
partenaires commerciaux ne voudront pas traiter avec un partenaire qui pourrait
les assigner en justice et cela concerne non seulement les relations
fournisseur-distributeur, mais aussi toutes les relations commerciales en
général.
258. Le refus d'agir en justice est d'autant plus
justifié que la preuve du déséquilibre est délicate
à rapporter. Certaines décisions révèlent que le
ministre, comme la DGCCRF, ont parfois des difficultés à
réunir tous les éléments probatoires313. Si la
DGCCRF peine à rapporter la preuve de la soumission d'un acteur à
un autre, imaginons la difficulté pour des partenaires commerciaux
d'apporter la preuve du déséquilibre significatif.
259. Le refus d'agir du fait de l'état de
dépendance pourrait être « le fruit d'un
dérèglement de l'esprit, provoqué par une crainte privant
l'individu de sa faculté de libre détermination314.
» Est-ce que cet état de contrainte justifie une évolution
de l'article
L. 442-6, I, 2° du Code de commerce afin de
permettre aux partenaires commerciaux de négocier librement et
d'éviter « la loi de la jungle [et] celle du silence315.
» En tout cas, « le cadre synallagmatique classique [étant]
inadapté au déséquilibre de rapports de force
312 Annexe n° 3, question 5.
313
trib. com. Paris, 24 sept. 2013,
n° 2011/058615.
314 M.-A. PEROT-MOREL, De l'Équilibre des
prestations dans la conclusion du contrat, éd. Allier, 1961, p.
173.
315 Ministère de l'Économie, de l'Industrie et
de l'Emploi, « Christine Lagarde et Luc Châtel installent la brigade
de contrôle de la LME », Communiqué de presse, no
506, 18 juin 2009.
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qui caractérise le secteur [de la distribution]
316 », l'intervention du législateur interdisant le
déséquilibre significatif semble être justifiée,
mais elle mérite une évolution afin d'être appliquée
correctement.
316 J.-P. CHARIÉ, Rapport fait au nom de la commission
des Affaires économiques, de l'environnement et du territoire sur le
projet de loi de modernisation de l'économie, Paris, Assemblée
Nationale, mai 2008, n° 908, p. 50.
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