B. Un champ d'application ratione materiae
indéterminé
62. Le champ d'application ratione materiae de
l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, interdisant le
déséquilibre significatif, n'a pas été
défini par le législateur et ce, dans une quête
d'exhaustivité de situations pouvant être concernées par
l'interdiction (1). A son tour, la jurisprudence continue
à élargir ce champ d'application et l'absence de
définition de la notion de déséquilibre significatif
contribue à son élargissement (2).
1- Une quête d'exhaustivité
63. L'article L. 442-6, I, 2° du Code de
commerce interdit le déséquilibre significatif entre partenaires
commerciaux, mais il n'indique pas précisément le type de
relation commerciale visé. Le législateur a recouru à des
termes larges afin d'obtenir un périmètre d'application
étendu. La Direction générale de la concurrence, de la
consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) confirme cette
idée puisque d'après elle « c'est précisément
sa généralité qui en fait un instrument que l'on
espère efficace, puisqu'il permettra d'appréhender tout nouveau
comportement qu'une rédaction trop étroite n'aurait pas permis de
qualifier87. » Les pouvoirs publics choisissent des termes
vastes afin de faire rentrer le plus grand nombre de pratiques possibles dans
son champ d'application.
64. La cour d'appel de Douai signale que l'article L. 442-6,
I, 2° du Code de commerce concerne les partenaires commerciaux
« sans instaurer la moindre réserve concernant la nature ou la
forme des relations commerciales88 ». Le champ d'application de
cet article est donc très vaste et, selon un auteur,
l'élargissement du champ d'application de l'article
L. 442-6, I, 2° du Code de commerce pourrait
conduire à un contrôle « sans limites » des contrats
entre professionnels89. Cet élargissement ne doit cependant
pas surprendre dans la mesure où le législateur souhaitait
encadrer les relations commerciales au sens large pour éviter les
abus.
87 DGCCRF, Questions-réponses sur « Les
relations industries/commerce », 28 nov. 2008.
88 CA Douai, 13 sept. 2012, no 12/02832.
89 M. CHAGNY, art. préc., I, 196.
65. 42
Lors de l'analyse du terme « partenaire commercial »
apparaissant à l'article
L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, la cour
d'appel de Versailles confirme que l'existence d'un contrat écrit entre
les parties n'est pas nécessaire90. Selon la cour, « le
déséquilibre significatif dans les droits et obligations des
parties doit s'apprécier dans la formation et l'exécution des
relations contractuelles entre les parties au contrat [...] peu [importe] qu'il
n'y ait pas de contrat écrit. » Cette décision vient
confirmer cette volonté de couvrir la plus grande variété
de pratiques commerciales, ainsi, tout échange de consentement,
transposé par écrit ou non, entrera dans le champ d'application
de l'article
L. 442-6, I, 2° du Code de commerce. Une
question reste en revanche en suspens : jusqu'où s'étend le champ
d'application de l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce?
Pour un auteur, cette extension est regrettable, car l'article n'a pas vocation
à être « l'exutoire de toutes les souffrances
économiques91. »
66. Nous savons que l'article L. 442-6, I, 2°
du Code de commerce a été principalement conçu pour
protéger les fournisseurs de la grande distribution, cependant les
juridictions ont rendu des décisions concernant d'autres types de
relations mais dans une moindre mesure.
À titre d'exemple, la cour d'appel de Paris a
supprimé du règlement intérieur d'un groupement
d'intérêt économique (GIE) formé par des radio, une
disposition qui prévoyait qu'en cas de sortie du GTE d'une radio
adhérente, elle devait continuer à figurer dans le GIE pendant la
période de préavis pour les résultats d'audience. En cas
de refus de cette contrainte, la radio sortante devait s'acquitter d'une
indemnité égale à 30 % de son chiffre d'affaires annuel de
publicité nationale92. Pour la Cour d'appel, le montant de
l'indemnité en cas de non-respect du règlement était
disproportionné et que, plus qu'une indemnité, « il
[s'agissait] d'un coût dissuasif » et qualifie la clause comme
créatrice d'un déséquilibre significatif. En
l'espèce, le juge accepta le déséquilibre significatif
alors que le requérant aurait pu se limiter à demander une
révision classique de cette clause pénale, comme le permet
l'article 1152 du Code civil. Cette décision montre une
volonté
90 CA Versailles, 27 oct. 2011, no
10/05259.
91 G. PARLÉANI, « Le devenir du
déséquilibre significatif », AJCA, 2014, p. 104.
92 CA Paris, 30 mai 2014, no 11/23178.
43
d'augmenter le nombre de situations pouvant être
concernées par l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce.
2- Quel déséquilibre ?
67. Une des plus grandes difficultés de l'application
de l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce est la
définition du déséquilibre significatif. Elle ne fait
l'objet d'aucune définition légale. L'incertitude quant à
ses contours inquiète non seulement la doctrine, mais aussi des
élus. C'est le cas de Monsieur le député François
Brottes qui a demandé au gouvernement de définir clairement la
notion de déséquilibre significatif93. Le ministre
délégué de l'Économie sociale et solidaire et de la
consommation proposait alors de se référer aux avis de la CEPC et
de la DGCCRF, ou encore aux décisions de justice afin de
déterminer les situations pouvant être considérées
comme déséquilibrées. Il est pourtant essentiel d'avoir
une définition précise de cette notion pour déterminer
quelles situations elle est appelée à régir.
68. La seule définition du déséquilibre
significatif a été donnée par le juge. Cependant, elle n'a
pas été reprise par le législateur et rien ne nous
garantit qu'elle ne fera pas l'objet d'un revirement de jurisprudence. Selon la
cour d'appel de Paris94, il s'agit du « fait pour un
opérateur économique, d'imposer à un partenaire des
conditions commerciales telles que celui-ci ne reçoit qu'une
contrepartie dont la valeur est disproportionnée de manière
importante à ce qu'il donne. » Il convient de s'attarder sur cette
définition. Tout d'abord, la cour d'appel invoque le « fait
d'imposer » alors que l'article L. 442-6, I, 2° du Code de
commerce fait référence à « soumettre » ou
« tenter de soumettre ». La cour d'appel ne tient donc pas compte de
l'éventuelle « tentative » d'imposer un
déséquilibre significatif. Ensuite, la cour évoque
l'interdiction « d'imposer », cette interdiction nous fait penser
à certaines clauses « imposées » au salarié,
telles que les clauses de confidentialité. Si le salarié souhaite
être recruté, il doit accepter certaines clauses
impératives dans le contrat. Dans un contrat entre professionnels, cette
« imposition » est interdite. Nous ne sommes pas dans le même
type de relation. C'est pourquoi, il convient de rappeler les critiques qui ont
été faites à propos de l'assimilation du professionnel au
consommateur, les deux se trouvant dans une situation différente, c'est
aussi le cas du salarié. La cour d'appel fait
93 F. BROTTES, question écrite au ministre
délégué de l'Economie sociale et solidaire, no
29378.
94 CA Paris, 23 mai 2013, no 12/01166.
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également référence à
l'interdiction de « recevoir une contrepartie dont la valeur est
disproportionnée de manière importante à ce qu'il donne.
» La cour d'appel ne tient pas compte ici du fait que la contrepartie de
l'autre partie n'est pas forcément de même nature95.
Comment savoir si une contrepartie est disproportionnée alors que chaque
obligation est différente ?
Les doutes quant à cette définition
donnée par la cour d'appel de Paris nous indiquent que cette
définition n'est pas réellement adaptée au dispositif
interdisant le déséquilibre significatif. Une définition
claire et précise devrait être donnée par le
législateur afin de faciliter l'application de cette disposition.
69. Il serait judicieux de s'interroger sur
cette volonté du législateur de ne pas donner de
définition exacte du déséquilibre significatif. Comme nous
l'avons vu, plusieurs modifications de l'article L. 442-6 du Code de commerce
se sont succédées avant d'arriver à son actuelle
formulation96. Malgré cela, le législateur ne parvient
pas à donner une définition claire du déséquilibre
significatif. La mise en oeuvre d'une notion « fourre-tout » ne
révèle-t-elle pas l'impuissance des pouvoirs publics à
protéger efficacement les professionnels d'éventuels abus ? Comme
le souligne Monsieur le Député François Brottes, est-il
utile d'avoir une telle marge d'incertitude pour une notion ayant un champ
d'application aussi large97 ? Enfin, l'imprécision de ce
texte explique sans doute son impopularité auprès des
justiciables. Un auteur le considère même comme « un outil
fourre-tout, une machine à chasser l'abus, une «bonne à tout
faire» du droit des pratiques restrictives98. »
95 M. CHAGNY, « Quel droit français et
européen de la distribution ? Approche prospective »,
RLDA, supplément au n° 83, juin 2013, p. 58.
96 Cf. supra n° 4.
97 F. BROTTES, question préc.
98 M. BEHAR-TOUCHAIS, « Première
sanction du déséquilibre significatif dans les contrats entre
professionnels : l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce
va-t-il devenir «une machine à hacher le droit» ? »,
RLC, 2010/23, p. 44.
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