CHAPITRE 2 : DE L'AUDITEUR AU CONSOMMATEUR :
UN PROCESSUS COMPLEXE
Dès la fin des années vingt, acheter un disque
est devenu une pratique largement partagée, où la question de la
qualité de l'enregistrement occupe une place tout aussi importante que
la simple information sur les dernières publications. Dans une
perspective économique rapide, on pourrait donc dire que le consommateur
de musique est né, posant les bases d'une industrie qui se consolide de
plus en plus. En réalité, la trajectoire est complexe car
nécessitant un effort constant de la part des industries du disque pour
s'approprier l'auditeur et lui faire prendre conscience des atouts du
phonographe. La reproduction sonore a élargit l'espace commun,
créa de nouveaux liens sociaux et intensifia la continuité entre
le domestique (l'intime) et la sphère publique (le collectif).
Assurément, l'introduction de l'électricité en 1925 y est
pour beaucoup : sans elle, il aurait été difficile de
démocratiser une invention qui jusqu'alors se cantonnait à des
défauts techniques handicapants.
I/ L'écoute « à domicile » et ses
formalités
L'inscription du phonographe au sein des foyers anglais est
à la fois le fruit de sa confirmation et de son appropriation par le
consommateur, mais aussi la conséquence des stratégies d'«
adaptation »52 mises au point par les firmes pour que la
machine parlante puisse s'insérer dans un univers de consommation en
formation. Il faut donc s'interroger sur la place nouvelle prise par le
gramophone dans l'émergence d'une écoute « à domicile
». Cette étape
52 AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno,
« À quoi tient le succès des innovations ? 2 : Le choix des
porte-parole », Gérer et comprendre, Annales des Mines,
1988, n° 12, pp. 14-29.
est primordiale si l'on souhaite comprendre les
mécanismes qui ont fait du secteur du disque un espace propice au
développement industriel.
A/ Le phonographe comme objet de loisir
Si écouter de la musique « chez soi »
paraît tenir de l'évidence à l'heure actuelle, il n'en
n'est rien à une époque où l'industrie du disque vient
à peine d'éclore, et où l'usage même du phonographe
reste à confirmer. Seul Emile Berliner, qui était un
passionné de musique, pensait à un usage domestique de la machine
parlante. Or, avec la montée en puissance de l'organisation scientifique
du travail, qui s'impose en Europe dans la première décennie du
XXe siècle, il se construit par une utilisation rationnelle du temps un
découpage de plus en plus précis entre un temps consacré
au travail et à l'activité de production capitaliste, et un autre
consacré au non-travail, c'est-à-dire aux loisirs53.
Ce temps consacré aux loisirs s'inscrit au sein d'une période en
proie à des mutations socioculturelles qui bouleversèrent les
habitudes « du quotidien ». Il serait erroné de croire que le
phonographe s'installe dans les domiciles pour uniquement combler un vide
existant. À l'inverse, il existe tout un univers préexistant
auquel les firmes ont du tenir compte pour octroyer à la machine
parlante la place qui lui revient, à savoir celle du premier dispositif
de communication à entrer dans les années 1890 au sein de la
sphère privée, et qui tente de conjuguer le divertissement
à la mise à disposition d'une écoute «
cultivée ». Cet argument nous renvoie au modèle du concert,
déjà évoqué auparavant. Ceci dit, il se conjugue
avec un autre propos utilisé dans l'argumentaire des firmes, celui de la
présentation de la variété des situations d'écoute
à domicile, afin de persuader le consommateur de la richesse des
ressources de l'appareil, ce sur quoi je vais davantage m'attarder maintenant
en commençant par une citation :
« Control the volume of your Gramophone with the
Edison-Bell « sympathetic » [...] gramophone needle
[...].
For the drawing room, it generates just the volume you
want.
For dancing at home you cannot improve it.
For dinner and for mealtimes it provides a quiet and
unobstrusive tone while
53 TOURNÈS, Ludovic, « Le temps
maîtrisé : l'enregistrement sonore et les mutations de la
sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue
d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 6.
34
For the Sick-Room it can be made so soothing as to suit the
actual requirements of the most serious cases. »54
En libérant l'auditeur des cadres spatio-temporelles
restreints de l'époque, le phonographe « à domicile »
permet dès lors de rendre accessible un univers hautement
désirable et légitime. Au départ, seule la culture
bourgeoise est concernée en raison des prix prohibitifs. En outre, il
arrivait à la bourgeoisie, dans un effort de construction d'une culture
raffinée ou recherchée (v. annexe 2),
d'organiser des réunions mondaines au cours desquelles un «
programme » musical était élaboré selon les souhaits
du maître de maison, qui devenait le temps d'une soirée
l'impresario de la performance. Les prémices d'une consommation musicale
sont dès lors envisagés. Publié en 1923, l'ouvrage d'A.
Marshall et E. Compton Mackenzie, Gramophone Nights, propose trente et
un programmes aux auditeurs - un par soir, tous les jours du mois, à
reprendre chaque mois : « La question du plaisir et de la production
d'une esthétique d'écoute nouvelle, liée à un
dispositif inédit, est au centre du projet. »55
Le phonographe et le disque induisent également une
mutation primordiale, celle la disparition de la vue, qui requiert l'invention
d'une écoute comme pratique musicale qui ne soit qu'« acousmatique
» (Pierre Schaeffer) ou, pour reprendre l'expression anglaise, «
aurale ». Ce terme est plus riche que le précédent : il
introduit des consonances, stimulantes et complexes dans leurs implications,
avec la notion d'« oralité »56. Désormais,
l'acte de jouer la musique n'est plus l'une des finalités
privilégiées de la partition, mais il disparaît des
regards, « à la limite, l'exécution instrumentale,
relayée, dans le cas du disque, par les techniques de « prises
» successives et de montage, n'est plus qu'un travail
d'arrière-boutique dont l'auditeur n'est pas même pas
informé »57.
L'essor du gramophone apparaît de façon frappante
lorsqu'on le compare à celui du piano, son principal rival (le parc de
pianos en 1910 en Angleterre est évalué à deux ou quatre
millions selon Cyril Ehrlich58, à savoir que plus du quart
des ménages anglais possédaient un piano), qui fut lui aussi
investi commercialement par l'industrie. En Grande-Bretagne, au lendemain de la
Grande guerre, sa victoire y est acquise au milieu des années vingt :
ainsi, en
54 The Gramophone, décembre 1923, vol.
I, n° 7.
55 MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux
contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009,
p. 97.
56 MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme
médium musical » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard
(Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard,
Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 39.
57 DELALANDE, François, « Le paradigme
électroacoustique » in NATTIEZ, Jean-Jacques,
op. cit., p. 538.
58 Cf. EHRLICH, Cyril, Social emulation
and industrial progress : the Victorian piano (1975).
1934, 112 667 gramophones sortent des usines britanniques,
contre 42 681 pianos59. Par ailleurs, on sait qu'en 1939 la demande
en appareils estimée pour le marché britannique par la seule
firme EMI pour prévoir sa production est de 90 000 (contre 50 000 postes
de radio)60. En réalité, le pianola, du nom d'une
marque déposée par l'Aeolian Company, s'apparentait sur bien des
aspects au phonographe. Il fonctionnait par l'intermédiaire d'un
système pneumatique devant lequel passait en se déroulant une
bande de papier épais, large de quarante centimètres environ,
munie de perforations correspondant aux touches61.
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