B/ L'évolution des prix
Une étude attentive des prix
permettrait à ce titre de prendre conscience de
l'intérêt pour les firmes de démocratiser le gramophone,
cette invention qui fascine autant qu'elle rebute (du moins à ses
débuts), afin qu'elle puisse s'intégrer au foyer anglais
post-victorien. Car si dans l'entre-deux-guerres tout n'est alors
financièrement pas accessible à quiconque en matière de
musique enregistrée, on constate une baisse notable des prix au cours de
la décennie 1920, due à la concurrence entre les firmes à
ce niveau, et grâce au développement des labels à bon
marchés qui s'accentue durant l'entre-deux-guerres. Par exemple, les
disques Zonophone62, lancés pour la première fois en
Grande-Bretagne par la Gramophone Company dès 1904, furent pionniers :
en 1907, leur vente (en nombre d'unités) représente plus du
triple des autres labels HMV 63 . Leur succès conduit la
compagnie à lancer d'autres labels équivalents, tels les Twin
Records ou les Cinch, deux fois moins chers, à 5,1 pence (au lieu de
12,5 pour les précédents), et vendus à 2,5 millions
d'exemplaires dès la première année. Quant au Plum label,
de prix intermédiaire, il est introduit avec succès en
191264. On pourrait également citer de nombreux autres
exemples comme le Phoenix label ou encore le Regal label, introduits
respectivement par Columbia-US en 1913 et 1914 aux prix de 1s 1d (5p) et 1s 6d
(7 1/2p)65. Decca fit de même, Edward Lewis, son
créateur, ayant lancé en 1931 à 1s 6d
59 MAISONNEUVE, Sophie L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux
contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009,
p. 187.
60 Idem, p. 187.
61 HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au
disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques :
une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud /
Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p.
904.
62 La marque de commerce Zonophone, ou Zon-O-phone,
fut créée en 1899 par Frank Seaman aux États-Unis.
63 MAISONNEUVE, Sophie, op.
cit., p. 193.
64 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI -
The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 68.
65 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The
guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder
to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, p. 56.
36
des disques qu'il souhaitait moins cher que la moyenne (2s 6d
ou 3s)66. Malgré une légère augmentation des
prix au lendemain de la Grande guerre, le succès de cette politique de
diversification de l'offre est remarquable : par conséquent, au terme de
cette première période d'expansion durant l'entre-deux-guerres,
plus de 60% des foyers britanniques possèdent un gramophone, dont 80%
affirment l'écouter fréquemment67. En 1939, on atteint
le chiffre de 73%68. En 1914, c'était seulement un tiers des
foyers qui en était équipé69. Par la suite,
après une nouvelle augmentation des tarifs pendant les années
1930, ils reviennent à la veille de la Seconde guerre mondiale à
un niveau inférieur à celui de la fin des années 1920. La
création en août 1924, dans le magazine The Gramophone,
d'une rubrique spécifique, « the New Poor Page »,
consacrée aux disques 2s/6d (voire 1s/3d à la fin de la
décennie, avec le lancement des disques Dominion puis Piccadilly)
témoigne encore une fois d'une offre élargie70. En
1930, une étude auprès des commerçants
révèle que le prix moyen d'achat des gramophones est de £9
10s71. Quant au coût moyen d'un disque, il peut se
schématiser comme avec le tableau ci-dessous (pourcentage du revenu
hebdomadaire moyen) :
|
1913-1914
|
1924-1925
|
1935-1936
|
Black label
|
14,5
|
9,1
|
8,8
|
Plum label
|
n. c.
|
6,6
|
6,4
|
Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias
musicaux contemporains, Paris, Éditions des
archives contemporaines, 2009, p. 192.
Si on en revient à la comparaison au piano, il est
clair qu'il existe un déséquilibre au détriment de ce
dernier : « In 1921, the cheapest piano worth buying cost £60,
while good gramophones cost upwards of £15 and record prices were
falling. [...] The once despised toy was taking over the market for
home music. »72 C'est d'autant plus le cas qu'avec
l'arrivée des labels à bon marché, nombre d'appareils aux
noms baroques furent commercialisés (Zonophone, Vanitrola, Sonora,
Talkophone, etc.), à des prix défiant toute concurrence, «
ils se différenciaient par le prix et la qualité, du jouet
bon marché au mobilier de luxe ; par
66 HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of
recorded sound, New York, Routledge, Volume 1 A-L, 2005 [1ère
éd. : 1993], p. 277.
67 Comparativement, durant cette même
période de l'entre-deux-guerres, le taux d'équipement des foyers
anglais en postes de radio est aux alentours de 30%. MARTLAND,
Peter, op. cit., p. 142.
68 MAISONNEUVE, Sophie, op.
cit., p. 212.
69 Idem, pp. 197-198.
70 The Gramophone, mars 1924, vol. I, n°
10, p. 202.
71 Ibid., p. 190.
72 EHRLICH, Cyril, The piano : a history,
cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p.
187.
l'esthétique de la caisse ou du pavillon ; par
l'aspect pratique (les modèles portatifs camouflaient l'encombrant
pavillon dans la caisse ou le couvercle) ; ou par quelque singularité,
comme le polyphone qui comportait deux aiguilles posées dans le
même sillon à
un centimètre de distance et deux pavillons,
produisant une sorte d'écho »73. Parmi tous, le
« Victrola », lancé en 1906 par l'Américain Victor
(dont les produits étaient vendus en Europe par la Gramophone Company)
et premier gramophone disposant d'un appareil à pavillon
intégré dans un meuble le camouflant, devient rapidement l'un des
plus répandus même si au départ son apparence d'objet de
luxe ornant l'intérieur bourgeois le destinait plus à un public
fortuné ; en outre, le choix du suffixe n'est pas anodin puisqu'il fait
référence au pianola de
l'époque, inscrivant donc l'appareil dans un univers
chargé de connotations socioculturelles avantageuses. Il fut
néanmoins rapidement démocratisé et suivi par des firmes
concurrentes qui baptisèrent leurs productions de noms similaires
(l'Amberola chez Edison, le Grafonola chez Columbia, etc., v. annexe
3).
La diversification des modèles, mise en
parallèle avec une possibilité d'écoute de plus en plus
diversifiée et accessible, permet ainsi à l'auditeur une
écoute individuelle modulable en fonction des goûts de chacun, des
moments et des situations : c'est ce que montre en effet le
développement de formes multiples de « programmes », du
pot-pourri à l'écoute intégrale. En outre, l'introduction
de l'électricité permet une qualité d'écoute accrue
et participe pleinement de l'élaboration d'un univers musical accessible
depuis l'intimité d'un foyer.
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