II/ La « révolution électrique » de
1925 : un débat révélateur d'une écoute
démocratisée ?
L'introduction de l'électricité et l'invention
un peu après du microphone au sein du processus d'enregistrement
constitua une véritable révolution qui bouleversa les catalogues
de musique et les façons de la produire ; elle dopa les ventes et
amenant de nouveaux adeptes au phonographe, tout en incitant les plus anciens
à renouveler leur équipement et leurs disques
73 HAINS, Jacques, op. cit.,
p. 908.
sur une nouvelle base de qualité. Elle fut
également une innovation suffisamment importante pour permettre aux
firmes d'investir des vecteurs essentiels à sa promotion, à
l'image de la presse. En effet, l'activisme anglo-saxon des revues
spécialisées sur le sujet permet à partir des
années vingt d'analyser un lectorat plus ou moins
révélateur de la diffusion du disque dans l'ensemble de la
population. Quant aux débats enclenchés autour d'une telle
invention, ils apportent une nouvelle preuve tangible pour comprendre
l'intérêt suscité auprès des amateurs de musique.
Mais le nouveau système n'est pas seulement une amélioration
quantitative de la musique enregistrée, c'est aussi le début d'un
bouleversement dans l'organisation de l'ensemble du processus d'enregistrement,
et qui se poursuivra encore des décennies après sous l'impulsion
d'innovations successives74. Les studios rudimentaires de
l'ère acoustique deviennent des machineries complexes qui deviennent
à partir des années vingt des lieux incontournables de la vie
musicale.
A/ Les principes techniques de l'enregistrement
électrique et ses conséquences
L'année 1925 est donc cruciale dans l'histoire du son
enregistré ; elle marque la fin de la gravure acoustique, au profit
d'une gravure électromécanique qui permet de capter une plus
large gamme de fréquences sonores, ce que montre le schéma
ci-dessous. De plus, l'électricité va aussi permettre de
réguler la vitesse de rotation des machines à graver, jusqu'alors
dépendantes de systèmes à ressort.
38
74 Nous y reviendrons dans le chapitre deux de notre
seconde partie du mémoire.
Figure 6
Auparavant, le son était gravé directement par
le capteur sur lequel la voix agissait mécaniquement. On ne pouvait pas
contrôler le volume. À partir des années 1920, dans un
microphone, qui remplace dorénavant le cornet, une fine membrane
métallique (le diaphragme) est mise en vibration par le son et exerce
des variations de pression sur un matériau à travers lequel
circule un faible courant électrique ; les impulsions électriques
engendrées reproduisent exactement l'onde sonore : c'est le signal.
Celui-ci est véhiculé par fil métallique, amplifié
puis transmis à l'appareil de gravure. L'intensité du signal,
visualisée sur un cadran (le vumètre) est contrôlée
manuellement au moyen d'un potentiomètre (bouton de volume) ; elle doit
être baissée dans les fortissimos afin d'éviter la
distorsion et augmentée dans les pianissimos afin d'être
audible.
Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au
disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques :
une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud /
Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques
du XXe siècle, p. 911.
On peut aisément parler de « révolution
» tant c'est tout un pan de la musique qui fut réinvesti par la
nouvelle technologie : d'un côté, parce que le microphone a
l'avantage de restituer une partie des caractéristiques spatiales du son
75 , la qualité d'un
disque ne dépendait plus
nécessairement de la prestation des
interprètes (qui devaient auparavant
user d'acrobaties vocales et
instrumentales pour que le pavillon
puisse capter les sons le mieux
possible), mais dépendait également
des compétences du preneur de son, et de l'autre
côté parce que les revues spécialisées et les
cercles amateurs se sont vite entichés du phénomène. Le
son apparaît explicitement comme objet à produire, et non plus
seulement à reproduire. Le contrôle précis de
l'intensité fut d'ailleurs le premier élément d'une
palette de ressources créatives qui fera par la suite du studio
d'enregistrement un véritable instrument de création (v. Partie
III) : le 11 novembre 1931, EMI ouvre un nouveau studio à Abbey
Road, St John's Wood. Les possibilités techniques offertes par
l'enregistrement électrique vont permettre non seulement aux musiciens
de donner une nouvelle dimension à leur jeu mais aussi aux industries du
disque de réenregistrer leurs catalogues selon de nouvelles normes de
fidélité. À ce titre, il est important de préciser
que le terme même de « fidélité » se trouve
reconsidéré : « Il perd sa
référentialité étroite pour s'appliquer
désormais plutôt à un référent interne
à l'auditeur ou au dispositif d'écoute phonographique - il
désigne l'adéquation entre la disposition de l'auditeur et le
dispositif d'audition. »76 Cet engouement pour la «
haute-fidélité » se prolongera tout au long du XXe
siècle. Enfin, l'invention de l'amplification électrique permit
la prolifération de nouveaux instruments, généralement
conçus sur le
75 Les sons faibles étaient captés,
la bande passante enregistrable, élargie, se situait désormais
entre 100 et 5000hertz, les timbres étaient nettement mieux
définis. Il n'y avait également plus de limite au nombre et aux
types d'instruments enregistrables, les musiciens n'étant plus
placés entassés devant le phonographe mais placés
normalement dans la salle. L'enregistrement d'un concert en direct devenait
possible puisque l'appareil de gravure, relié au micro par câble,
pouvait être placé à distance. Néanmoins, la prise
de son du microphone était toujours monophonique ; il faut
attendre 1958 et la stéréophonie pour obtenir la
localisation en largeur des sources sonores.
76 MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme
médium musical » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard
(Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard,
Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 40.
modèle de l'orgue : l'Aethérophone de
Léon Thérémine, le Sphärophon de Jorg Mager, le
Trautonium de Friedrich Trautwein, les ondes Martenot de Maurice Martenot,
etc.77
Mais revenons d'abord sur les recherches et
expérimentations qui ont abouti à cette invention. Dès
1919, en Grande-Bretagne, le premier enregistrement est mis en pratique par
deux ingénieurs, George William Guest et Horace Owen Merriman, lors du
service funèbre pour le soldat inconnu en l'abbaye de Westminster de
Londres le 11 novembre 1920. Le son est relayé par des lignes
téléphoniques jusqu'à leurs machines dans une maison
voisine. La nouvelle technique, directement issue des recherches menées
au cours du premier conflit mondial dans le domaine de la
télégraphie sans fil, est officiellement mise au point en 1924
par les laboratoires Bell Telephone, une des branches de l'American
Telegraph and Telephone Company (AT&T). Elle est vendue
premièrement en février 1925 à la compagnie Victor,
à la recherche d'un second souffle commercial après une mauvaise
année 1924 : l'année suivante est introduit l'Othophonic
Victrola, machine basée sur un procédé acoustique mais qui
permettait de lire des disques enregistrés électriquement. En
1925 est lancé le Panatrope Brunswick, premier appareil utilisant la
technique électrique de reproduction du son puis, en 1926, c'est au tour
de Columbia de sortir son Vitaphone. Deux ans après, c'est de nouveau au
tour de Victor de produire le premier phonographe disposant d'un changeur de
disques78 ! Ironie de l'Histoire, Edison, l'inventeur visionnaire de
l'ampoule à incandescence, est aussi le dernier à adopter
l'enregistrement électrique en 1927. Il quitte définitivement le
secteur en 1929, refusant d'adopter le format du disque plat.
L'enregistrement électrique apparaît comme
étant le point d'aboutissement d'un processus complexe combinant la
succession des innovations techniques avec le développement des grandes
firmes discographiques.
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