B/ Développement des premières revues
spécialisées et mise en circulation des informations
À juste titre, il peut être intéressant de
mettre à la lumière du jour l'impact de cette «
révolution » en la confrontant à sa médiatisation par
l'intermédiaire de la presse et des sociétés d'amateurs.
L'aspect médiatique est essentiel car il s'insère au sein d'un
réseau qui exige du disque une qualité artistique et des
émotions esthétiques revues à la hausse avec
77 CHION, Michel, Musiques médias et
technologies, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1994, 121
p.
78 COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola
to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books
Group, coll. « Da Capo Press », 2003, p. 36.
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l'apparition de l'enregistrement électrique, et dont
les firmes doivent rapidement tenir compte. L'essor des médias facilita
d'une manière générale l'accès à
l'arène public des interprètes. Aussi, avant l'édition de
rubriques phonographiques dans les périodiques culturels plus
généraux et les quotidiens, les revues professionnelles sont les
premières à apparaître, répondant au besoin
d'information des commerçants et, plus généralement,
d'organisation du marché79. La mise en réseau de
l'information commence dès 1903 : la Gramophone Company publie alors
Gramophone News, surtout à destination des petits
commerçants. La même année paraît
également Talking Machine News and Record Exchange, jusqu'en
1935. Ces publications sont rapidement concurrencées par Talking
Machine World (1911-1930) et The Voice (1917-1938). Pourtant, il
faut attendre 1923, année où l'écrivain britannique
Compton
Mackenzie fonde The Gramophone80, magazine
qui s'intéresse à la qualité des disques et à
l'actualité
phonographique, mais désormais à destination
autant
des professionnels que des amateurs. Étrangement,
Mackenzie n'était pas un partisan farouche de
l'enregistrement électrique, comme le montre l'un de
ses témoignages : « L'exagération des
sifflantes dans la nouvelle méthode est abominable. Il y a
souvent
cette dureté qui rappelle quelque-uns des pires
excès du passé. L'enregistrement des choeurs de cordes est tout
simplement atroce d'un point de vue impressionniste. Je ne souffre point
d'écouter des symphonies sur un ton américain. Je ne veux pas de
violons nasillards ni de clarinettes yankees. Je ne veux pas de piano qui
résonne comme à un vulgaire comptoir de bar. »81
Mais de part sa pérennité (jusqu'en 1982) et en
raison d'un lectorat élargi (critiques, industriels, mélomanes,
etc.), The Gramophone occupe une place un peu à part. Son
lancement est un pari audacieux puisqu'au début des années vingt,
le statut culturel du médium phonographique est en voie de consolidation
mais n'a alors rien d'acquis (il faut attendre pour cela le « boom »
du marché du milieu de la décennie) : en réalité,
l'idée de Mackenzie, déçu par la production de
l'époque et surtout le manque d'informations
79MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux
contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009,
p. 205.
80 http://www.gramophone.co.uk/
81 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette
au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al.,
Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science,
Lavoisier, Réseaux : communication - technologie -
société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 87-88.
pertinentes pour s'y orienter, est de rassembler les voix les
plus impliquées pour une démocratisation de l'écoute
musicale de qualité82 par l'intermédiaire du
phonographe, alors même que la radio naissante (la British
Broadcasting Company ou BBC est fondée en 1922) pourrait constituer
une concurrence inquiétante.
En effet, la radio rencontre un succès très
rapide auprès du public, en partie pour des raisons financières :
un poste est souvent moins coûteux qu'un phonographe, et il permet
d'écouter ensuite, moyennant une faible cotisation, autant de musique
qu'on le désire, alors que la machine parlante requiert en plus, pour
qu'on ne s'en lasse pas, l'achat d'un minimum de disques 83 . La BBC
disposait même d'un orchestre permanent, le BBC Symphony Orchestra, sous
la direction depuis 1930 d'Adrian Boult, et qui attira l'intérêt
des chefs d'orchestre/compositeurs les plus marquants d'Europe : Schoenberg,
Webern, Stravinsky, Strauss ou encore Walter. Dans ce contexte, on comprend
l'apparition d'une rhétorique de distinction du phonographe par rapport
à la radio84, mise en avant par Mackenzie certes, mais
surtout par les firmes qui se servent à juste titre des ajustements
acoustiques permis par l'électricité pour pointer du doigt la
qualité médiocre de la radio, qui requiert tout un arsenal de
compétences pour parvenir à une audition relativement nette. Ce
n'est qu'à partir du milieu des années trente que le poste de
radio devient d'usage plus simple, requérant moins de bricolage et
offrant un son de bonne qualité ainsi qu'une réception sans
interférences.
En tout cas, l'entreprise lancée par Mackenzie est un
franc succès puisque la revue atteint une diffusion stable de 12 000
exemplaires mensuels à la fin de la décennie. Dans ce sillon
ouvert, d'autres magasines apparaissent comme The Gramophone Record,
lancé en 1933 ou encore E.M.G., à partir de 1930. On
observe également une floraison de rubriques discographiques dans les
journaux généralistes : le mouvement part du Times en
1924, pour se propager au Daily News, au Daily Herald, au
Daily Telegraph en 1925 puis, en 1936, le Daily Mail, le
Morning Post, le Daily Mirror, le Spectator et le
Star85. La liste est fastidieuse mais elle
révèle un fait primordial : la multiplication des rubriques et
leur nature (comme leur lectorat) témoignent de l'existence d'une
demande couvrant toutes les classes de la population. Le marché se
diversifie autant qu'il croît. En parallèle, le discours des
magasines se peaufine puisque d'un simple inventaire des nouvelles publications
on passe à l'invention d'une critique phonographique inspirée de
la critique littéraire. Cette professionnalisation de la
82 The Gramophone, avril 1923, vol. I,
n° 1, p. 1.
83 MAISONNEUVE, Sophie, op.
cit., p. 212.
84 Cf. BOURDIEU, Pierre, La distinction :
critique sociale du jugement (1979).
85 Idem, pp. 210-211.
critique, avérée autour de 1930, s'appuie
également autour d'une communauté d'amateurs qui font de leur
discours un élément d'analyse révélateur des
nouvelles catégories d'appréciation qui n'auraient jamais pu
naître sans l'apport de l'électricité : qualité de
l'enregistrement, interprétation, etc. Si ces catégories
témoignent d'une certaine érudition musicale que seuls les
mélomanes peuvent atteindre, la dynamisme de la revue Gramophone
donne une assez bonne connaissance des milieux les plus impliqués ;
en 1931, une enquête révèle que le lectorat de la revue
appartient non plus seulement aux classes supérieures mais aussi
largement aux classes moyennes : sur 460 répondants, on trouve 102
enseignants, 72 salariés, 64 employés de bureau ou vendeurs
(« clerks »), 51 techniciens, 39 juristes ou docteurs, 38
fonctionnaires86. Conjointement, la présence
récurrente de lettre d'ouvriers ou de petits employés dans les
colonnes de la revue pour faire part de son expérience est
également un bon indice de l'accès nouveau de ces
catégories de population au médium87 même s'il
reste difficile au final d'établir un panorama précis sur
l'ensemble de la population anglaise88.
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