III/ Les prémices d'une commercialisation à
grande échelle
Comme on a pu le voir, le disque se constitua comme un support
à part entière pour les musiciens qui trouvèrent un
médium de diffusion de leurs oeuvres bien plus efficace que le concert.
De plus, dans sa nature même de médium destiné à
véhiculer la musique désormais « mise en boîte »,
le phonographe ne nécessitait pas un apprentissage aussi long que celui
requis par la partition (Antoine Hennion qualifie de « médiation
supplémentaire » cette étape d'interprétation du
langage musical nécessaire pour déchiffrer la
partition89), ce qui allait dans le sens d'une circulation de la
musique toujours plus large et d'un marché en pleine expansion. Or, le
propos de cette partie est de se centrer sur l'évolution, à
partir de l'entre-deux-guerres, du réseau de distribution du pays
à un moment où le phonographe et le disque entrent
définitivement dans le monde de la musique. En somme, il convient
d'étudier ici les moyens mis en oeuvre par l'industrie musicale pour
accroître sa visibilité auprès des consommateurs, en se
focalisant au travers trois aspects : dans un premier temps, les magasins de
vente et les
86 LE MAHIEU, D. L., « The gramophone :
recorded music and the cultivated mind in Britain between the wars »,
Technology and culture 23, 1982, n° 3, p. 381 cité dans
MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 197.
87 The Gramophone, mars 1926, vol. III,
n° 10, p. 474.
88 L'étude aurait également pu se
baser sur l'existence des discothèques mises au point précocement
en Grande-Bretagne dans les années vingt, et qui permettent une audition
domestique régulière à ceux qui ne peuvent acheter
beaucoup de disques. Ainsi, à la Canterbury and District Gramophone
Society, le prix d'emprunt pour un disque, pour une période de deux
semaines, est de six pence. The Gramophone, décembre 1923, vol.
I, n° 7, p. 135. Il faut cependant attendre 1940 pour voir l'ouverture de
la première discothèque de prêt. DEARLING, Robert et Celia,
RUST, Brian, op. cit., p. 113.
89 Cf. HENNION, Antoine, La passion
musicale : une sociologie de la médiation (1993).
petites firmes90, puis dans un second temps, la
diversification et la croissance progressive du marché.
A/ Au départ : un commerce à échelle
réduite
Alors que l'existence des firmes discographiques remonte au
début du XXe siècle, l'emprise commerciale fut très
progressive, dépendant largement de la capacité des industries
musicales à promouvoir l'innovation technique. En effet, bien avant le
début de notre période, toutes les maisons de disques insistaient
sur l'aspect technique de leurs enregistrements parce que la commercialisation
de musique nécessitait l'appropriation positive par les consommateurs.
Or, la musique n'était pas encore pleinement envisagée comme
étant un argumentaire suffisamment efficace pour légitimer la
nouvelle invention, surtout en comparaison des dispositifs d'écoute qui
étaient ancrés dans les habitudes (concert). L'étiquette,
jointe au disque, contenait alors deux principales séries d'informations
: la première décrivait les qualités du disque
lui-même, et la seconde relatait les informations relatives au contenu
musical du disque91, avec une hiérarchie mettant davantage en
valeur la partie dénuée de créativité, au profit de
l'aspect purement technique.
Cet aspect est essentiel à comprendre puisque au
début du siècle, avant le début de notre étude,
l'achat d'appareils et de disques se fait essentiellement dans les magasins de
cycles92 : « ... among the smaller dealers, many
[...] run their gramophone business in conjunction with a bicycle agency -
a connection which has existed in England from the earliest days of gramophones
- ... »93 Il faut attendre les années vingt pour
que les magasins spécialisés se multiplient, sans pour autant
éliminer ce réseau initial. Rapidement, il se densifie et le
nombre de points de vente augmentent grâce à l'action des majors
qui, par le biais d'une intégration verticale, s'attache à
contrôler toute la chaîne de production du matériel à
la distribution. En 1923, la Gramophone Company ouvre sur Oxford Street un
troisième magasin qui vient s'ajouter aux deux existants, fondés
deux années auparavant : il devient rapidement le plus grand magasin du
pays, si ce n'est du monde avec, au milieu des années trente, 30
à 40 000 disques94. En 1925, une liste des « marchands
dépositaires de
90 Les petites firmes font parties
intégrantes du processus de développement des industries du
disque en Grande-Bretagne. Quant aux grandes firmes (EMI, Decca, etc.), elles
seront l'objet du prochain chapitre.
91 OSBORNE, Richard, op.
cit., pp. 71-75.
92 Cf. BATTEN, Joseph, Joe Batten's book
: the story of sound recording, 1956, pp. 31-32.
93 Archives EMI, cité dans MAISONNEUVE, Sophie,
op. cit., p. 201.
94 Idem, p. 202.
Columbia » parue dans The
Gramophone95 donne une idée de l'extension du
réseau de distribution dans le pays, en supposant que ces marchands sont
aussi pour la plupart dépositaires de la marque HMV et des principaux
labels (il faut également prendre en compte les commerçants
plurivalents) : on en trouve 1 à Bath, 4 à Birmingham, 1 à
Brighton, 1 à Colchester [...], 3 à Liverpool, 6 à
Manchester, 18 à Londres et dans ses environs, 5 à Edimbourg, 3
à Dublin, 1 à Belfast, etc. - la liste atteint un total de 62
adresses. Le mois suivant la publicité est reconduite, proposant une
liste de 63 dépositaires, tous différents de la
précédente liste, ce qui donne un total de 125 commerçants
et une implantation dans la plupart des villes britanniques grandes et moyennes
(dont 32 à Londres et dans les environs)96. En 1930, le
marché s'est suffisamment élargi et le disque est devenu un
produit de consommation suffisamment courant pour être mis en vente dans
les grands magasins : à Londres, douze d'entre eux pratiquent ce
commerce.
En parallèle, dans le courant des années vingt,
se spécialise le commerce de détail : la possibilité avant
l'achat d'écouter un enregistrement, ainsi que la présence de
vendeurs spécialisés et connaisseurs sont des
intermédiaires qui témoignent de l'effort des agents du commerce
musical et du soutien des compagnies pour offrir un marché de
qualité, tourné vers de nouvelles pratiques de consommation. Le
développement d'un personnel aux compétences spécifiques
ainsi que la mise en avant de modes d'achat spécifiques
contribuèrent largement à faire du disque un objet de
consommation de plus en plus courant. Ainsi, George Fenwick, employé par
la Gramophone Company, relate avoir été affecté à
cette époque à la promotion des ventes, travail qui consistait
à former des vendeurs à la vente des disques, alors que ces
derniers s'occupaient auparavant de la vente d'instruments et de partitions. Au
milieu des années trente, la Gramophone Company ouvre même des
écoles de formation dans tout le pays et à l'étranger pour
former les détaillants97.
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