B/ Diversification et croissance progressive du
marché
Ainsi placé dans une optique de commercialisation, le
disque est également investi par des logiques marketings et
publicitaires sous des formes nouvelles. En effet, pour que les compagnies
puissent prospérer, il faut que celles-ci s'appuient sur un
marché intérieur stable par le biais d'un ajustement entre
l'offre et la demande. La Gramophone Company soutient dès le
début l'entreprise journalistique de Mackenzie, en lui envoyant
gratuitement des
95 The Gramophone, novembre 1925, vol. III,
n° 6, pp. 15-16.
96 The Gramophone, décembre 1925, vol.
III, n° 7, pp. 15-21.
97 Ibid., p. 203.
disques nouvellement publiés et en finançant les
publicités dans les pages de sa revue. Quant à la critique, elle
demeure elle-même indépendante, selon l'intérêt des
auteurs qui y engagent leur crédibilité, et celui des firmes qui
comprennent l'importance de ne pas freiner cette organisation liant les
journalistes et une portion toujours plus large du public, qui voit dans le
disque le moyen d'assouvir leur désir de musique. On assiste
également d'un côté à une croissance quantitative
des enregistrements, qui permet à l'amateur de musique un choix
élargi, et de l'autre une distinction de la production de plus en plus
nette entre musique « légère » et musique «
sérieuse ». Cette variété de choix au sein du
répertoire musical permet à chacun d'y dessiner ses
préférences, « la variété stimule le
désir de variété, de découverte de musique et
encourage ainsi le développement d'un intérêt
hédoniste orienté vers la « consommation » librement
choisie, en fonction de goûts construits par un processus temporel de
comparaisons, de découvertes, de mise au jour des
préférences »98. Concernant la musique
classique, dès 1900, la Gramophone Company s'adjoint les services du
chef d'orchestre Landon Ronald comme conseiller musical. Il est évident
que ses suggestions influèrent sur la politique éditoriale de la
compagnie. Par la suite, en 1919, la même compagnie constitue un
département spécial consacré à la production de
disques de musique classique. En six mois, de septembre 1928 à mars
1929, HMV publie 67 disques de musique classique. Columbia fait de même
en ouvrant à la même époque un « Classical
Department » : toujours plus ambitieuse dans ce domaine, elle en
édite 125 99 . L'innovation technique intervient comme un
facteur déterminant : on propose ainsi le passage à la taille de
douze pouces (28 cm) pour tous les Celebrity Records (les disques font
d'habitude sept ou dix pouces), afin d'allonger l'introduction orchestrale.
Surtout, l'adoption progressive des disques double face, d'abord par
Odéon en 1904, puis par Zonophone en 1908 et par HMV en 1912, permet non
seulement d'abaisser le prix relatif d'achat d'un enregistrement, tout en
augmentant une durée d'écoute qui s'oriente peu à peu vers
l'enregistrement intégral100. Le rapprochement est ainsi de
plus en plus fidèle avec l'univers de la musique classique (celui de
l'Urtext), alors qu'auparavant ce dernier n'était accessible
que par l'intermédiaire d'enregistrements coupés. À la fin
des années vingt, l'offre disponible dans le magasin situé sur
Oxford Street se situe entre 30 000 et 60 000 références jusque
dans les années de la décennie qui suit101.
L'apparition de discographies synthétiques est la manifestation ultime
de
98 Ibid., p. 43.
99 The Gramophone, mai 1929, vol. VI, n°
71, p. 526.
100 Néanmoins, une oeuvre dans son
intégralité reste encore hors de prix pour les amateurs puisqu'en
décembre 1924, la plupart des coffrets H.M.V. coûtent entre 30 et
52 shillings. The Gramophone, décembre 1924, n° 7.
101 Ibid., p. 243.
la constitution de l'industrie phonographique en un monde
voué à l'édition musicale sonore et de la production d'un
répertoire matériellement accessible. La publication la plus
célèbre de l'entre-deux-guerres est The Gramophone Shop
Encyclopedia of Recorded Music, qui s'inspire d'où ouvrage
antérieur, The Gramophone Shop Encyclopedia of the World's Best
Recorded Music (1931) et dont la mise à jour à plusieurs
reprises (elle sera rééditée en 1942 et 1948) atteste le
succès (v. annexe 4). Le principe de la recension
devient de plus en plus nécessaire au regard de l'explosion
phonographique alors que des répertoires, généraux ou
spécialisés par pays ou par genre, se multiplient ; nous y
reviendrons lors du prochain chapitre.
D'une manière générale, avec l'existence
de ses magasins spécialisés qui se constituent en réseau
et servent de soutiens nécessaires aux grandes firmes, c'est un nouveau
mode de présence de la musique qui s'instaure, avec une diversification
accrue du marché. Il subit ainsi une baisse régulière des
prix au cours des années vingt, pour se stabiliser et ensuite augmenter
dans la seconde moitié des années trente. En 1924, HMV offre plus
de trente modèles différents pour des prix s'échelonnant
de 5 à 105 livres, cet éventail baissant de 3 à 84 livres
en 1930. En raison de la hausse des salaires pendant les années vingt,
le coût pour le consommateur est revu à la baisse. Si
l'éventail s'élargit considérablement vers le haut en 1924
du fait de l'apparition des appareils à moteur électrique, les
modèles intermédiaires connaissent une baisse importante de leur
prix (de 11 à 20 livres sterling en 1920, à 7 à 8 livres
sterling en 1924, puis 6 en 1925)102.
Conclusion du chapitre :
Les bases sont désormais établies pour que
l'industrie du disque puisse se développer à l'échelle
nationale, dans toute sa complexité et ses ambigüités, ce
que nous verrons lors du chapitre suivant. Néanmoins, si on tente
d'établir un bilan, la naissance du consommateur de musique, soutien
nécessaire à la prospérité des firmes,
résulte, selon l'expression de Patrice Flichy, d'« une niche
d'usage potentiel », fruit d'une évolution des mentalités,
mais aussi des modes de vie et de l'apport de l'innovation technique
(introduction de l'électricité). Chaque acteur de l'innovation
cherche à inscrire le phonographe au sein d'un univers qui lui est
propre, et dans certain cas l'équilibre qui en résulte se
retrouve parfois bouleversé. On retrouve quelques cas historiques
intéressant : par exemple, pour Chappe, la machine à communiquer
qu'est la télégraphie se tourna vers une nouvelle perspective,
celle d'un
102 Thid., p. 190.
instrument de pouvoir, dans un contexte qui voit la
création de l'État moderne. De la même manière, le
télégraphe électrique évolua pour devenir
l'instrument de la Bourse103. Il aura fallu ainsi toute une
dialectique unissant les auditeurs, les musiciens et les industriels, dans un
paysage où s'épanouit la famille victorienne et la vie
privée, pour que puisse s'échafauder l'usage musical du disque et
du gramophone, dès lors un appareil à usage domestique, à
destination du consommateur de musique quel qu'en soit son statut social : en
1921, ce sont cents millions d'enregistrements qui sont vendus dans le monde,
soit quatre fois plus qu'en 1914, ce qui représente une moyenne de huit
disques par appareil existant.
103 FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication
moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte,
1997 [1ère éd. : 1991], pp. 97-98.
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