CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCA
L'étude de la construction de ce que j'ai choisi
d'appeler un véritable « duopôle » est une
première étape nécessaire pour comprendre la nuance qui
distingue l'industrie du disque de l'industrie musicale. En
ce sens, on ne peut uniquement se contenter d'une analyse qui ferait d'EMI et
de Decca de simples producteurs de disques à grande échelle. La
difficulté des liens noués entre les goûts du consommateur
et les logiques industrielles se traduit à juste titre dans le choix des
professionnels à prendre rapidement conscience non plus seulement de la
machine phonographique elle-même, mais de plus en plus le catalogue de
chansons ou d'oeuvres orchestrales proposées. Chaque firme, dans un
milieu où règne la concurrence, devra alors s'attacher
l'exclusivité d'interprètes de renom, et proposer leurs voix avec
un maximum de qualité sonore. Cet effort s'accompagne de la
création de sous-labels prestigieux. Ce chapitre s'inscrit
également dans la continuité du précédent,
où nous avons étudié l'impact de la «
révolution électrique ».
Attention à ne pas mettre cependant sur le même
pied d'égalité EMI et Decca ; si j'ai choisi de mettre en
évidence ces deux industries, c'est à la fois parce que ce sont
les plus connues en Grande-Bretagne mais aussi parce que leurs trajectoires de
développement furent parallèles mais radicalement
différentes, il paraît donc intéressant de les comparer. En
réalité EMI, beaucoup plus ancienne et plus vaste, supplante
largement Decca au niveau des chiffres de vente. Je n'emploierai le terme de
« duopôle » qu'à la fin de ce chapitre, au terme d'une
réflexion menée de façon chronologique, et qui tente de
soulever les problématiques liées à l'innovation.
I/ EMI et Decca : deux fleurons de l'industrie musicale
Avant d'analyser dans les détails la construction
à partir de l'entre-deux-guerres des deux plus grandes firmes anglaises
que sont Decca et EMI (cette dernière n'acquiert réellement son
nom qu'en 1931, à la suite d'opérations entreprenariales visant
à sortir de la crise104), il faut au préalable
rappeler que le développement de telles compagnies remonte au
début du XXe siècle, où le marché mondial
apparaît dominé par cinq grandes firmes : trois américaines
(Edison, Columbia et Victor), une française (Pathé) et une
germano-britannique (la Gramophone d'Emile Berliner).
Au départ, ces compagnies sont chargées de
l'exploitation des brevets, qu'il s'agisse du cylindre (phonographe) ou du
disque (gramophone) 105. Cette concurrence entre le type d'appareil
et le format d'enregistrement utilisé est primordiale dans la mesure
où, bien avant que le marché ne se standardise sur la production
de disques plats à gravure latérale, l'industrie du disque
au début du siècle se focalise davantage sur le
matériel, plutôt que sur le contenu en lui même.
Progressivement, grâce aux innovations techniques, les positions
évoluent et on constate dès lors « que les
enregistrements allaient supplanter la machine, et que les artistes à
l'origine de ces enregistrements gagneraient en importance face au
procédé d'enregistrement lui-même
»106. La Gramophone Company en Grande-Bretagne (future
EMI) et la Victor Company américaine ont été les
premières à adopter ces concepts. Ce fut d'ailleurs la cause du
déclin d'Edison de ne pas les avoir pris en compte. Quant à
Decca, fondée certes tardivement en 1929, elle est le fruit de
l'ingéniosité de son créateur, Edward Lewis, pour avoir
pris en compte l'évolution de ces logiques de production. Dans son
autobiographie de 1956, intitulée No C.I.C., il précise
: « (...) a company manufacturing gramophones but not records was
rather like one making razors but not the consumable blades. »107
Dans un souci de clarté de l'exposé, remonter
aux origines du « duopôle » EMI/Decca dans une démarche
comparative permet à la fois de mettre en avant leurs
spécificités dans le monde de la production discographique, tout
en tenant compte des liens très étroits qui les
104 EMI naît de la fusion entre la British Columbia (ou
Columbia-UK) et la Gramophone Company.
105 Pour plus de précisions, relire le premier
chapitre.
106 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label
» in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al.,
Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science,
Lavoisier, Réseaux : communication - technologie -
société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 75-76.
107 FRITH, Simon, « The making of the British record
industry 1920-64 » in CURRAN, James, SMITH, Anthony, WINGATE,
Pauline, Impacts & influences : essays on media power in the twentieth
century, Londres/New York, Methuen, 1987, p. 280.
lient avec les compagnies américaines108 (du
moins pour EMI). De plus, c'est parce que la base de leur fonctionnement a
été posé au tournant du XXe siècle que
l'entre-deux-guerres a pu connaître un véritable essor de
l'industrie phonographique.
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