B/ La « valeur d'usage sociale » du disque
Comment expliquer alors l'usage musical du disque, pourtant
bien installé à la veille de la Grande guerre puisque l'on peut
estimer la production mondiale annuelle à près de cinquante
millions d'unités45 ? Au-delà de la « valeur
d'usage » définie par Karl Marx46 dans laquelle
l'utilité d'un bien pour le consommateur lui donne une valeur propre, ce
qui sous entend que la musique est quelque chose qui attendait, dans sa forme
pure, d'être commercialisée, Jean Baudrillard47 propose
l'analyse plus pertinente d'une valeur d'usage « sociale », et
incorpore dans son propos l'arrivée des mécanismes de la
publicité et des médias de masse que connaît la
société moderne. Ainsi, « l'apparition du disque en tant
que bien de consommation de masse dépendait de la création d'une
nouvelle valeur d'usage sociale de la musique populaire sous la forme
commerciale du disque » 48 . La commercialisation de la musique
populaire et l'apparition du disque ont connu un processus social complexe.
Dans l'ère du « capitalisme culturel » et
avec l'arrivée du disque, c'est un troisième moyen de stockage et
de transport de la musique qui vient de s'ajouter aux deux autres : «
le corps des individus et l'encodage de valeurs sur un diagramme
cartésien (la partition). »49 L'imposition du disque doit plus
être recherchée dans la contradiction entre les
intérêts de l'industrie de l'édition (partition,
instruments de musique, représentation) et ceux de l'industrie du disque
(équipements, enregistrement). Alors que l'édition s'appuie sur
des musiciens dont la représentation se fait soit sur scène, soit
en privé, l'industrie du disque cherche à l'inverse à
vendre des enregistrements des représentations et les moyens de les
44 Par exemple, Franz Boas, un anthropologue, ainsi
que l'ethnologue Marius Barbeau, se chargèrent de collecter des chants
et des rituels après l'écrasement des derniers foyers de
résistance indienne aux États-Unis dans les années
1890-1910. En France, Ferdinand Brunot dans les Ardennes en 1912 fut
l'initiateur de la collecte des patois, sur fond de disparition de cultures
rurales séculaires.
45 TOURNÈS, Ludovic, « Le temps
maîtrisé : l'enregistrement sonore et les mutations de la
sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue
d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 9.
46 Cf. MARX, Karl, Le capital
(1867-1885-1894).
47 Cf. BAUDRILLARD, Jean, Pour une
critique de l'économie politique du signe (1972).
48 BUXTON, David, op. cit.,
p. 22.
49 RIBAC, François, op.
cit., p. 11.
reproduire. L'exploitation des formes plus modernes de musique
populaire coupées de la tradition folklorique, au sein desquelles il y
aurait difficulté pour les amateurs non spécialistes d'un
instrument à reproduire un thème musical, fut la stratégie
adoptée. C'est à ce moment qu'interviennent le blues et surtout
le jazz. Ce dernier, parce qu'il incorporait dans sa définition une part
de virtuosité essentielle liée à l'improvisation musicale,
en plus d'une tradition fortement ancrée dans
l'oralité50, allait directement à l'encontre de
l'intérêt des éditeurs, ces derniers étant hostiles
à tout élément d'individualité dans la
représentation. D'ailleurs, les personnages dominants de la musique
populaire jusqu'à la Seconde guerre mondiale furent les chefs
d'orchestre (bandleaders) et les compositeurs. Les ventes de disques
à un public de masse coïncidaient avec la popularité du jazz
puisqu'en 1922, 110 millions de disques de jazz et de danse ont
été vendu.
En se plaçant dans une optique de comparaison avec la
partition, les éditeurs de papier musique se sont ainsi logiquement
transformés en éditeurs de musique enregistrée à
mesure que le disque s'imposait, tandis que les compagnies discographiques se
muèrent en éditeurs. L'idée d'un répertoire pouvait
désormais être concrétisée. Qui plus est, alors que
la musique classique se véhiculait depuis des siècles par le
biais de la partition, le disque conforta son statut de musique universelle et
intemporelle dans un effort de patrimonialisation du « génie
universel »51 mis en oeuvre par les firmes.
Conclusion du chapitre :
Entre 1895 et 1910, le marché démarre,
stimulé par l'innovation technique et la mise au point d'appareils
à usage domestique. Une dizaine d'années après, en juillet
1925, se tient à Londres le premier salon véritable de
l'industrie, le Gramophone Congress, témoin de l'organisation de cette
branche d'activité et de la reconnaissance de son importance
auprès des professionnels comme du grand public.
Il existe donc bel et bien une demande pour le phonographe, et
une demande de musique qui s'accroît au fil du temps auprès d'un
public. Ce public, ce n'était plus uniquement les gens qui se
retrouvaient devant une scène de concert, mais c'était aussi la
communauté des
50 COTRO, Vincent, « Jazz : les enjeux du
support enregistré » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard
(Dir.), op. cit., p. 92.
51 Le « grand génie » était
beaucoup moins « universel » aux temps où l'édition
musicale faisait sa promotion avec du papier musique et des concerts.
auditeurs assemblés autour des phonographes.
Malgré tout, un paradoxe est notable : alors que pour contrer une
culture populaire de masse qui est en plein essor et afin d'imposer le
phonographe et le disque auprès de l'espace commun, la musique classique
participe de la revendication d'un usage bourgeois et cultivé du
médium phonographique, c'est avec des genres typiquement populaires et
nouveaux que le disque a réellement pu devenir en parallèle une
marchandise de masse. Les deux types de musique s'insèrent et se
construisent mutuellement dans une complémentarité nouvelle, bien
que pour l'instant assez invisible, est qui prendra forme une fois le
marché en plein essor.
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