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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale?

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par Matthieu MARCHAND
Université Michel de Montaigne - Bordeaux III - Master Histoire 2012
  

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CONCLUSION

Arrivé au terme de cette étude, et après avoir analysé trois périodes successives, tentons désormais de faire une rapide synthèse en brossant par la même occasion quelques idées reçues et les différents types de trajectoire abordés. La période de l'entre-deux-guerres fut dans un premier temps un moment décisif pour l'histoire de la musique enregistrée : l'imposition du phonographe et du disque au sein des foyers lance une première trajectoire dans l'histoire des techniques d'enregistrement, pratiquement toujours comprise en termes de progrès. Dès lors, on tient pour acquis que chaque nouveau support de médiation de la musique est meilleur que le précédent (et le remplace la plupart du temps). L'entre-deux-guerres est également une période de fort essor de l'industrie phonographique, qu'il s'agisse de l'invention de la galvanoplastie permettant un début de production de masse, au copyright supprimant l'exclusivité de l'enregistrement d'un compositeur par une compagnie, en passant par la standardisation des contrats avec les interprètes, la diffusion et la circulation de la production, la construction des premiers studios d'enregistrement, les premiers salons commerciaux ou encore la création de filiales et l'apparition incessante de nouvelles compagnies dont EMI et Decca furent de loin les plus importantes. Face à l'évolution progressive de l'intérêt des consommateurs, tout l'effort des compagnies est orienté vers la production d'une offre musicale toujours plus abondante et variée, critère décisif dans la situation de concurrence à laquelle elles sont très tôt confrontées en raison d'une implantation géographique qui dépasse largement les frontières de la Grande-Bretagne. Cet élan dans la constitution des grandes multinationales est brisé par la crise économique de 1929, qui pousse les grandes firmes à entreprendre de nouvelles restructurations.

Il faut attendre l'après-Seconde guerre mondiale pour que les ventes repartent à la hausse, dopées par l'introduction de nouvelles innovations dans la façon de produire/conserver et

retranscrire/écouter la musique. J'entends par là qu'il y eut l'avènement primordial du microsillon/33-tours, celle du 45-tours, de la stéréophonie, etc. et que par conséquent, la question des rapports de la musique à l'industrie ne regarde plus uniquement l'évolution des moyens de production, de diffusion et de consommation de la musique, mais concerne également de nouvelles manières de faire de la musique dans des dispositifs sonores qui investissent matériellement et symboliquement le phénomène industriel. Pour schématiser, alors que jusqu'ici l'enregistrement n'avait servi qu'à garder une trace d'une musique composée et exécutée autrement, avec du papier à musique et des instruments, désormais le fait même d'enregistrer devenait un acte de création, où le musicien, le plus souvent par l'intermédiaire du studio et du producteur artistique, pouvait arranger un disque et en faire une composition à part entière. La place des machines devenait de plus en plus importante et peu à peu les rapports entre technologie/industrie/créativité, de plus en plus tendus. Si la recherche constituait toujours la source principale de l'innovation car, selon le Manuel de Frascati, englobant « les travaux de création entrepris de façon systématique en vue d'accroître la somme des connaissances [...], ainsi que l'utilisation de cette somme de connaissances pour concevoir de nouvelles applications »406, la question pouvait désormais être reformulée de la façon suivante : la recherche est-elle fondamentale, visant à produire des travaux sans réelle finalité économique ou, à l'inverse, est-elle appliquée ? L'ère du « capitalisme culturel » définie par Jeremy Rifkin407, l'essor de la consommation de masse, l'invasion des technologies et le phénomène de globalisation culturelle ont-ils nécessairement freiné l'acte créatif de musique, dans tout ce qu'il a de naturel et d'organique ?

La fin de la seconde partie de notre sujet partait de la considération suivante : avec l'avènement des technologies de communication (radio, télévision), la musique transitait nécessairement par un « champ culturel » composé par les grandes industries du disque, les sphères du show-business et du star-système, les organismes commerciaux qui prennent pour cible les jeunes et bien sûr les médias. Ainsi a pu naître le succès des Beatles, qui n'ont eux-mêmes pas pu échapper à ce paysage sonore créé de toutes pièces par les puissances économiques. Selon cette acceptation, le phénomène de mode est plus que jamais mis en avant. Or, comme on l'a vu, cette idée se doit d'être nuancée car ce serait vraiment accorder beaucoup trop de crédit aux entreprises musicales que de penser qu'elles seules ont la possibilité et les moyens de lancer les nouvelles tendances en matière de musique. En

406 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 4.

407 Cf. RIFKIN, Jeremy, L'âge de l'accès : la nouvelle culture du capitalisme (2005).

définitive, les professionnels les plus avertis ne peuvent que suivre l'évolution des goûts du public, sentir leurs changements de comportement et de valeur et lancer les produits qu'ils croient leur convenir. C'est précisément parce que la musique est un art instable, imprévisible et organique qu'il reste difficile d'inculquer une discipline de la consommation. Tout au plus, les firmes discographiques peuvent-elles anticiper les mouvances de la créativité en s'adaptant d'un point de vue structurel.

Ainsi, une autre question s'impose au moment où débute notre troisième partie : d'où part réellement l'acte de création, et comment peut-on l'anticiper ? On l'a vu dans l'introduction, l'approche économique de l'innovation, dans le sillage de Schumpeter, a longtemps accepté le « modèle linéaire ». Le processus d'innovation est amorcé par l'invention, puis va à la fabrication et à la vente sur le marché. Les agents économiques disposent des informations nécessaires puis sélectionnent une option de maximisation des profits parmi les alternatives offertes. En d'autres termes, le laboratoire de recherche et les innovateurs professionnels ont la maîtrise de tous les aspects technologiques. C'est sans compter dans un premier temps l'utilisation originale des outils professionnels par les amateurs (v. les électrophones), qui contribua à réinventer la reproduction sonore en lui donnant des détournements imprévus ignorés des professionnels. La dynamique de l'innovation n'est dont bel et bien pas à sens unique, elle donne lieu à « un vaste réseau de circulation dont les potentialités pourraient être comparées à celles du dédale de câbles et d'instruments d'un studio d'enregistrement »408. Il existe une part d'imprévue dans toute activité humaine et les marges limitées dont disposent l'industrie à qui l'on attribue souvent (et à tort) une emprise quasi « magique ». Parce que le disque fut rapidement voué à devenir un médium de création, et parce que l'acte de création lui-même n'est pas toujours en lien avec des motivations monétaires (en l'occurrence, l'approche néoclassique se base sur une étude des prix rationnelle qui coordonne les agents et leurs décisions), l'histoire de la musique populaire depuis l'invention du phonographe tendrait plutôt à démontrer la capacité des amateurs à percevoir des usages potentiels que les professionnels ne voient pas toujours409.

D'autre part, et c'est ce qui motiva le choix de la date de 1966, à partir du moment où les Beatles sortent d'un carcan médiatique qui les avait pourtant imposé pour pouvoir donner

408 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 32.

409 Sur ce sujet, cf. BESSY, Christian, CHATEAURAYNAUD, Francis, Experts et faussaires : pour une sociologie de la perception (1995) ; CHATEAURAYNAUD, Francis, TORNY, Didier, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque (1999).

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libre cours à des ambitions musicales, les années soixante, financièrement autant qu'artistiquement, furent l'âge d'or de la musique populaire, mariage de la technologie électronique avec des formes culturelles réellement populaires. En outre, cette alliance fut constamment animée et transformée par la base populaire. Ainsi, alors que la logique de l'industrie musicale est de s'adapter à un environnement écartelé entre des logiques économiques et artistiques contradictoires qu'elle va rendre compatible, on comprend mieux la dualité entre les grandes majors du disque (le « centre ») et les labels indépendants (la « périphérie »), et la nécessité de combiner et d'accentuer la complémentarité entre l'approche néoclassique de l'innovation et l'approche évolutionniste. D'un côté, c'est dans le centre que sont le mieux incarnées les valeurs de la marchandisation : il est le détenteur des nouvelles technologies, par exemple le microsillon, et c'est lui qui décide de leur lancement et de leur diffusion dans le secteur en rendant les brevets plus ou moins accessibles. Les agents interagissent ici essentiellement sur les marchés de façon rationnelle et sous des motivations pécuniaires (approche néoclassique). Libre aux concurrents d'adopter l'innovation naissante par la pratique, l'imitation ou encore l'achat de technologie. La concurrence engendre un processus de sélection qui ne laisse survivre que les plus adaptés. Mais de l'autre côté, avec l'existence en Grande-Bretagne de tout un mouvement underground qui relança une nouvelle vague de créativité musicale à partir du milieu des années soixante, la périphérie, qui dispose d'une circulation de l'information en son sein beaucoup plus aisée, et d'un personnel bien souvent en contact direct avec les artistes, constitue l'espace idéal à la formation d'une « culture innovante ». Les agents, qui prennent désormais l'appellation d'« acteurs », sont mieux à même de saisir le potentiel des brèches ouvertes par l'innovation musicale, grâce à des interventions répétées qui s'adaptent avec davantage de souplesse à la découverte des futurs succès commerciaux. L'approche gestionnaire, en interaction perpétuelle avec le milieu social, permet aux petits labels d'élucider les conditions dans lesquelles l'innovation est un succès/échec. Les indépendants sont donc un moyen pour les majors de réduire une incertitude (non probabilisable) qui leur échappe, tout en sachant très bien qu'elles seules disposent des moyens financiers nécessaires au lancement d'un nouveau support technique. Par conséquent, l'approche évolutionniste permet de mesurer toutes les interactivités, bien souvent imprévisibles, qu'il existe entre les dynamiques incertaines de la musique, et les facultés qu'on les maisons de disque pour les exploiter, les amplifier, les massifier en les transformant selon les exigences du marché et par l'intermédiaire d'un réseau d'agents.

Ce « modèle interactif » permet également de mieux saisir pourquoi l'histoire de la musique populaire se mesure par le biais de cycles incessants entre la rupture d'un équilibre majors/indépendants. Que le rapport de force bascule en faveur de l'un ou de l'autre, peu importe après tout car l'essentiel est ailleurs : c'est la musique qui dicte la structure des industries, et pas l'inverse. L'histoire de la musique populaire est ainsi caractérisée par des cycles de concentration et de déconcentration, d'ouverture et de fermeture de paradigmes, dont l'effet est de libérer par moment des phases de créativité. Le concept même de créativité donne lieu à des explications différentes, entre ceux qui, comme Guilford, pensent que la personne créative est celle qui propose des alternatives par rapport aux personnes « non-créatives » - dans ce cas, l'acte « divergent » ou « latéral » est perçu comme fondamental -, et ceux qui, comme Weisberg, montrent que la créativité est inhérente à chacun, dans un processus de développement qui repose sur une connaissance préalable et des expériences passées410. Selon ces deux explications, la musique se développe soit sur le modèle de l'avant-garde artistique, soit sur celui d'une récupération des éléments stylistiques passés. Si à la fin de notre étude, on a vu que c'était plus la seconde version qui l'emportait (v. le paragraphe sur les « cycles »), le premier modèle n'est pas pour autant à exclure car l'histoire de la musique montre bien souvent qu'un artiste oublié durant son époque fait très souvent l'objet d'un culte des années après... Le seul schéma commercial établi tout au long de notre période sur lequel l'industrie musical peut compter reste le suivant : la musique classique se centre sur un marché linéaire et des ventes stables, alors que la musique « de masse » démarre le plus souvent d'une base marginale et locale (même le disco, considéré comme un genre « commercial » à part entière, trouve ses racines dans le monde des Noirs et des homosexuels new-yorkais), au départ trop spécifique pour toucher un public de masse, même si l'industrie dispose des moyens nécessaires à la généralisation esthétique des valeurs symboliques, processus nécessaire au bon fonctionnement d'un réseau commercial lucratif.

Notre étude de « trajectoire d'innovation globale » combina donc trajectoire technologique et trajectoire musicale/commercial. Dans ce dernier cas, il a également été mis en avant que la distinction musique populaire/musique savante ne tenait pas simplement à des intérêts commerciaux. Dans le classique, l'apprentissage du solfège précède la pratique instrumentale nécessaire à l'interprétation des oeuvres. Au sein des musiques amplifiées, la pratique instrumentale, inspirée du répertoire enregistré, permet d'incorporer les codes

410 Cf. GUILFORD, Joy Paul, « Structure of intellect » (1956) et WEISBERG, Robert W., Creativity : beyond the myth of genius (1993).

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stylistiques du genre de musique écouté avant que cette pratique ne donne (ou pas) une singularité à celui que l'a joue. Sans pour autant revenir sur ces aspects que j'ai eu l'occasion de développer, il faut remarquer que malgré les énormes pressions que l'économie industrielle exerce pour soumettre la musique à ses intérêts immédiats, l'opposition populaire entre commercial et authentique est parfaitement illusoire. Parce que la musique est devenue réellement à partir des années soixante un phénomène social mondial, tout comme le cinéma, toute musique, quel que soit son style et transitant par les médias, est en effet soumise à des impératifs commerciaux et à un phénomène de vulgarisation de la culture. Ce qui compte, c'est surtout de savoir si ces exigences sont acceptées, rejetées ou négociées par les artistes. La prédominance de la dialectique entre un catalogue de musique et sa mise à disposition qui vise des objectifs de rentabilité, ouverte au début du siècle avec Adorno et Benjamin, n'est donc en rien refermée à l'heure où notre étude s'achève. Au contraire, les catalogues de musique de plus en plus énormes que se sont constitués les firmes depuis plusieurs décennies, ainsi que la distinction toujours plus nette entre le hardware (le matériel de lecture) et le software (les programmes musicaux), constituèrent auprès des majors autant de stratégies dont l'analyse pourrait ouvrir de nouvelles voies dans l'étude des industries musicales. Par exemple, pour imposer le nouveau standard du compact disc, Philips et Sony disposèrent d'une arme de choix : l'imposant catalogue que chacun avait à sa disposition. En stoppant la diffusion de ces catalogues par le biais du microsillon, les deux firmes privaient le public d'un pan de répertoire énorme, et rendaient par conséquent l'achat de lecteurs laser incontournable. Le microsillon allait donc poursuivre son déclin inévitable. Une autre ouverture possible, davantage centrée sur l'exploitation d'une nouvelle invention, mais encore une fois reliée au domaine du social, serait de montrer comment la cassette, malgré une qualité moindre que le 33-tours, a pu servir pour copier des disques et éviter de les acheter, provoquant durant la décennie soixante-dix le deuxième grande crise de l'histoire de l'enregistrement (après celle des années trente), que seul le succès du compact réussit à absorber. En l'occurrence, cette crise annonce à des décennies d'avance la question du piratage et du phénomène de dématérialisation de musique, qui fait encore débat aujourd'hui. Par conséquent, il existe une multiplicité d'ouvertures envisageables, en fonction du type de trajectoire abordé, qu'il soit musical, technique, commercial, etc.

Parmi les regrets concernant l'élaboration de ce mémoire, j'aurais aimé avoir accès à des sources beaucoup plus précises et qui ne dépendaient pas exclusivement du travail d'autres auteurs. Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, l'Internet n'offre qu'un accès très limité

et très incomplet aux archives et autres documents d'époque, à l'exception notable du site sur le magazine The Gramophone, qui offre la possibilité (par le biais d'un service payant) de consulter les différents numéros depuis son année de création en 1923. Au-delà de ça, on se retrouve confronté à une floraison d'ouvrages tous très différents les uns des autres, mais dont l'étude à partir de sources précises n'occupe qu'une infime proportion. Assurément, face à un sujet aussi ample, c'est une thèse que l'on aurait pu réaliser, d'autant que les travaux sur le domaine y sont rares ou alors qu'en langue anglaise. Ainsi aurait-on pu développer avec infiniment plus d'aisance la complexité et la richesse de tous les champs scientifiques abordés ; dans le cadre du mémoire, la nécessité du tri est inévitable et oblige dès lors à faire quelques impasses regrettables (comme par exemple, l'étude du milieu social et politique que j'ai du réduire aux aspects qui me semblaient les plus cruciaux). Néanmoins, en associant d'un côté le domaine musical et d'un autre les trajectoires de l'innovation, j'espère avoir pu contribuer aux recherches menées dans le cadre de la Maison des Sciences de l'Homme et de l'Aquitaine, à la fois par la prise en compte de dynamiques locales (la Grande-Bretagne), et l'étude des singularités de ce domaine de recherche que j'ai tenté de mettre en avant de la façon la plus personnelle qui soit. Car c'est aussi tout l'intérêt du champ de l'innovation que d'offrir une multitude d'analyses possibles et d'évolutions sur un sujet qui nécessite d'être constamment remis au goût du jour.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore