C/ Une industrie musicale de nouveau en mutation ?
Alors que de nombreux producteurs menèrent une
politique de résistance contre les majors, ces dernières
entraient au début des années soixante-dix dans une
période de crise puisque le choc pétrolier du début de la
décennie allait modifier leur fonctionnement interne. En 1973-1974, la
hausse des prix du pétrole eut en effet une conséquence
négative sur l'approvisionnement des majors en matière brut,
composante essentielle dans la fabrication des vinyles. L'industrie du disque
connut donc une soudaine récession, que les majors tentèrent de
pallier en précipitant une fois de plus leurs mouvements de rachat et
de
399 GUIBERT, Gérôme, « Industrie musicale et
musiques amplifiées », Chimères, 2000, n° 40,
p. 12.
400 Je renvoi ici à ce qui a déjà
été explicité auparavant avec la domestication des
appareils d'écoute et des disques.
concentration. Néanmoins, à force d'acquisitions
multiples, elles devenaient toujours plus lourdes à gérer,
subissant une hiérarchie complexe qui affectait les compétences
du personnel d'administration. La crise économique du début des
années soixante-dix fut pour les majors l'occasion de se fractionner en
de nombreuses sous-filiales, restructurant leur travail autour d'équipes
restreintes sur le modèle des indépendants401.
L'objectif fut alors de développer des stratégies dites de «
niche », qui permettaient de se tenir au courant de l'évolution
musicale en développant des groupes dans des styles tout à fait
hétérogènes. Ce procédé s'oppose nettement
à ce que nous avons pu voir jusqu'alors, où les majors signaient
un groupe à ses débuts et où l'on se donnait pour but une
notoriété maximale non ciblée (les Beatles /
développement dit « en escalier »402).
En parallèle, le nombre de labels, lui, reste constant
et parfois même augmente tout au long des années soixante-dix,
comme le montre le tableau ci-dessous, qui suit la répartition des
disques du Top Ten en Grande-Bretagne :
|
Majors britanniques
|
Indépendants britanniques
|
Filiales américaines
|
Total
|
1970
|
21.6
|
20.7
|
9.9
|
52.2
|
1971
|
20.0
|
26.7
|
14.3
|
61.0
|
1972
|
17.7
|
28.4
|
15.6
|
58.7
|
1973
|
22.5
|
26.7
|
20.0
|
69.2
|
1974
|
14.2
|
29.9
|
26.8
|
70.9
|
1975
|
13.1
|
29.9
|
24.8
|
67.8
|
Tiré de : PICHEVIN, Aymeric, Le disque à
l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles
technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll.
« Logiques sociales », 1997, p. 28.
L'émergence du punk cristallisa les aspirations
gauchistes de certains producteurs qui souhaitaient acquérir une
autonomie plus grande encore. Par ailleurs, le discours légitime dans la
sphère politique reprenait également l'idée de
polarisation entre commerce et authenticité, entre standardisation
mondiale de la production et principe de créativité locale. Au
pouvoir entre 1964 et 1979, le gouvernement britannique travailliste
encourageait par exemple la création de coopératives de travail,
sous la tutelle financière de l'État afin de contrer le pouvoir
de l'entreprise privée. Aux niveaux culturel et politique,
l'idéologie de résistance
401 LEBRUN, Barbara, op. cit., pp.
36-37.
402 GUIBERT, Gérôme, op.
cit., p. 5.
contre les grands groupes industriels s'affirmait. Par la
suite, le ralenti dans l'économie du disque ne fut que provisoire
puisque la concurrence entre les majors déboucha sur une baisse des prix
qui relança la consommation. Les petits labels ont désormais la
possibilité de se frayer une place dans cette relance de la concurrence
et de s'affirmer comme compétiteurs, certes marginaux mais bien
réels. À ce titre, le label Rough Trade, associé au
mouvement punk, répond à un moment particulier de l'histoire du
disque en Grande-Bretagne puisque son idéologie de résistance
s'est trouvée encouragée par le fractionnement des majors, la
reprise économique, l'encouragement des pratiques autogestionnaires et
un certain soutien politique et médiatique403. Rough Trade,
au départ un disquaire indépendant créé dans un
quartier pauvre de Londres en 1976 par Geoff Travis, profita du fait que les
majors n'approvisionnaient les grands disquaires qu'avec des albums dont le
succès était garanti pour promouvoir, par le biais d'une
démarche pragmatique, une musique marginale, le punk. Par la suite,
à partir de 1978, Rough Trade se tourne vers la production en inaugurant
une gestion originale car « démocratique » du label. Alors que
traditionnellement, les artistes confient leurs droits à un producteur
qui s'engage à avancer la somme nécessaire à leur
promotion, c'est seulement lorsque les ventes dépassent les
dépenses initiales, que les artistes touchent des royalties.
À l'inverse, Travis instaura sur le principe de la confiance mutuelle
des contrats à cinquante-cinquante divisant tout profit obtenu à
parts égales entre le producteur et les artistes. De plus, Rough Trade
ne s'approvisionnaient pas nécessairement en passant par une major
puisque tout un secteur de la distribution s'est entre-temps investi sur le
commerce des musique punk, revendant par lots les artistes
négligés par les majors aux disquaires les plus
modestes404. La musique punk fut dès lors un grand
succès, provoquant une nouvelle phase de croissance (encore une autre !)
des petits labels, comme Stiff Records qui signa, entre autres, les Damned,
Nick Lowe ou les Adverts. La plupart de ces labels ont connu le succès
jusqu'au début des années quatre-vingt grâce au
phénomène de la New Wave : attiré par la réputation
d'équité du label, son plus fidèle représentant,
les Smiths, signa chez Rough Trade en 1983 : le premier album éponyme
atteint la deuxième place, le second, Meat Is Murder en 1985,
fut Numéro 1 et le suivant, The Queen Is Dead en 1986, atteint
de nouveau la seconde place. Dans la lignée, Stiff Records signa Elvis
Costello, Ian Dury, les Pogues. D'autres labels émergèrent, cette
fois-ci plus centrés sur des genres musicaux comme le ska (le label 2
Tone dont les figures de proue furent les Specials et Madness) ou, à
l'inverse, relativement diversifiés (Factory Records qui signa des
groupes aussi hétéroclites que Joy Division, New
403 LEBRUN, Barbara, op. cit., p.
38.
404 Idem, p. 39.
Order, Happy Mondays et bien d'autres). À la
différence de la fin des années soixante, la plupart des ces
labels ne furent pas automatiquement rachetés par des majors et
continuèrent même une existence prolifique et nécessaire
à la découverte des nouveaux talents musicaux. Mais à la
longue, la soumission à la logique du marché, à la
rentabilisation du capital investi, ne permet à un label comme Stiff
Records que de disposer d'une brève période de confusion et de
créativité pour lancer ses artistes ; lorsque tout rentre dans la
normalité, de nouveaux critères s'imposent si la
société privée souhaite se maintenir : efficacité
et rentabilité.
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