B/ L'investissement des firmes392
Faire une liste de tous les groupes qui
émergèrent durant cette période serait trop fastidieux
mais on peut néanmoins lister les plus célèbres, dans des
styles très différents les uns des autres : Pink Floyd, Genesis,
Yes, Jethro Tull, Emerson, Lake & Palmer, Caravan, Soft Machine, etc. Un
pic du rock progressif est atteint lors des années 1968-1969, à
un moment où les succès obtenus par certains groupes entre 1965
et 1968 poussent les firmes à investir dans ce créneau porteur
d'opportunités commerciales et à étoffer les nombreux
labels parallèles qu'ils créent à l'époque. En
Angleterre, une quinzaine de firmes du disque jouent un rôle fondamental
dans la diffusion du rock progressif : on y retrouve autant des majors que les
labels indépendants (v. schéma Chapitre 8). Ainsi, en août
1967, EMI, de manière prudente et encore indécise sur le
réel succès de la musique « progressive », relance son
label Regal Zonophone qui avait créé au début des
années trente pour des oeuvres légères et consensuelles
(v. Chapitre 3). De 1967 à 1975, une soixantaine de disques de «
pop progressif » sont publiés dans cette collection, avec des
enregistrements de Procol Harum, Tyrannosaurus Rex, Joe Cocker et des Move. Le
succès de Regal Zonophone incite les
392 Je renvoie ici aussi à la Figure 21.
178
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
directeurs d'EMI à lancer un second label progressif le
6 juin 1969, Harvest Records. Taxés d'opportunistes par
ses concurrents, le label de Malcolm Jones est surtout l'exemple même
d'un discours commercial qui jongle entre ceux qui lui reprochent de
s'écarter du métier traditionnel d'une major - ce à quoi
Jones répond que le rock progressif est en passe de devenir un genre
puisque les disques constitueront en 1970 75% des hit-parades d'albums - et les
artistes qui doutent de compromettre leur réputation entre les mains
d'une firme commerciale que son fondateur souhaite justement distincte d'EMI
afin de lui conserver une relative indépendance393. Harvest
s'implante très bien en Europe, et en particulier en Hollande et en
Allemagne, notamment en signant un groupe tel que Can, pionnier de la
scène expérimentale germanique. Le catalogue de Harvest se
constitue à partir de trois sources : les artistes découverts et
signés directement par les responsables du label (Barclay James Harvest,
Bakerloo), ceux qui sont introduits via Blackhill Enterprise, une
société d'A&R dirigée par Peter Jenner qui profite de
ses liens avec EMI pour promouvoir des artistes qu'il possède sous
contrat (Edgar Broughton Band, Syd Barrett, Third Ear Band, Forest), et ceux
qui sont transférés d'autres labels d'EMI (Pink Floyd est d'abord
sur Columbia et Deep Purple sur Parlophone).
Dans un esprit tout à fait similaire, Philips fonde
avec succès en 1969 le label progressif Vertigo puis,
en 1971, le label Nepentha, rapidement abandonné. Quant à
Deram, le label progressif de Decca, il aura davantage de
succès, en grande partie grâce aux locomotives que sont les Moody
Blues ou Move. Comme EMI et Philips, Decca créera aussi une seconde
collection, Nova, mais qui n'attirera aucun groupe de renom. Les responsables
de RCA ne seront pas plus heureux avec leur label puisque celui-ci,
inauguré en 1971, interrompra son activité après seulement
onze albums. Toutes ces tentatives d'embrasser la mode musicale de la part des
majors ne sont donc pas toujours des succès d'une part parce que
l'inscription d'un groupe au sein d'une major dépend parfois
d'éléments tout à fait étrangers à ses
orientations artistiques (sous le couvert de l'étiquette aguicheuse du
« progressif », un groupe peut se faire signer aisément par
une major pour disposer d'un contrat avantageux ou d'un appui logistique), et
d'autre part si les labels créés par les majors n'accueillent que
peu de groupes importants, c'est parce que dans cette course au recrutement,
ils sont souvent doublés par une série de petites firmes
indépendantes (leurs multiples avantages ont déjà
été évoqué auparavant, je ne reviendrai donc pas
dessus).
393 PIRENNE, Christophe, op. cit., pp.
262-263.
Les plus grands succès du progressif sont
généralement rattachés à des firmes plus
indépendantes comme Island (King Crimson, Jethro Tull, Emerson, Lake
& Palmer, Procol Harum, etc.) ou encore Charisma, probablement l'un des
plus influents. Comme pour Island, son histoire est liée à celle
de son fondateur : Tony Stratton Smith. Celui-ci entame sa carrière dans
la musique populaire par la création d'une firme de management qui a
entre autres sous
son aile Creation et les Nice. Lorsque Immediate, la firme
pour laquelle Nice enregistre, fait faillite, Stratton-Smith rend
le relais et crée son propre label. D'emblée, il
se singularise
en mettant en place une nouvelle forme de management qui
permet aux groupes de mieux supporter les charges
financières. Ainsi, il avoue que, pour le groupe
Lindisfarne, la part du management est de 15%, alors que, toujours selon lui,
certains managers s'octroient jusqu'à 50% des gains des groupes
débutants 394 . Ses arguments financiers séduisent
puisqu'en 1971, son catalogue comprend quelques noms prestigieux de la musique
progressive dont Genesis, Nice, Van der Graaf Generator, Lindisfarne, Rare
Bird, Belle and Arc, Audience, etc. Au cours des années quatre-vingt,
Charisma sera rachetée par Virgin, une autre firme indépendante
qui avait commencée comme compagnie de distribution
spécialisée dans une branche particulière du rock
progressif venue d'Allemagne, très expérimentale : le
krautrock (Tangerine Dream, Faust, etc.). De même, c'est
grâce au succès planétaire d'un pur disque de musique
progressive, les Tubullar Bells de Mike Oldfield (1973) que Richard
Branson a pu jeter les bases de son empire...
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