II/ Les nouvelles tentatives de progrès : fusion
« musique populaire » / « musique savante »
A/ Le rock progressif : un progrès par «
attrition »
Si l'on se centre sur un point de vue plus musical, la notion
de « progrès » dans le rock est bel et bien apparue dès
l'année 1966, dans le sillage des « albums concepts »
lancés au départ par les Beatles et les Beach Boys. Ces deux
groupes eurent une influence considérable sur un nouveau genre musical
fondamental et typiquement anglais : le rock dit « progressif ». Il
se réfère à un ensemble de caractéristiques
musicales qui, étrangement, ne se tournaient par vers l'inconnu, mais se
focalisaient dans les genres du passé avec pour ambition un certain
impérialisme musical. Il se démarquait d'abord par sa
complexité : c'était une musique avec des mélodies
élaborées et des indications de mesure, avec des ruptures
rythmiques et structurelles incessantes. Les morceaux mettaient en avant une
dimension instrumentale plutôt que chantée, mais les paroles,
elles aussi, aspiraient à la complexité : une sophistication du
langage et du ton, une utilisation poétique du symbolisme et des jeux de
mots, une recherche délibérément hermétique. Ce
rééquilibrage des rôles au profit des instruments ne se
traduit cependant pas toujours une expérimentation individuelle ou
collective, mais au contraire dans la structuration rigoureuse des
morceaux388. La différence la plus flagrante entre un morceau
de rock progressif et de pop était leur format : une
épopée de vingt minutes contre une pop-song à la structure
simple (couplet/refrain) qui en faisait trois. Le rock progressif avait
clairement recours à des conventions et des pratiques qui venaient
d'horizons musicaux « non populaires », dans un réel souci de
légitimation : du jazz389 et du blues pour la
virtuosité et l'expérimentation (parcimonieuse néanmoins)
; de la musique classique ou plutôt de la musique contemporaine pour ce
qui est de l'instrumentation et des partitions. Pour certains musiciens du rock
progressif, le terme de « progrès » signifiait donc aussi sans
aucun doute la sortie du pop/rock pour rejoindre des sphères
avant-gardistes plus reconnues, tout en gardant néanmoins les
caractéristiques musicales les plus évidentes au rock. En outre,
les faits montrent que cette idée de « progrès » a
rencontré durant un temps une adhésion presque unanime : alors
que le rock s'était plutôt caractérisé par son
atemporalité (il était de l'instant
388 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot
et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], p. 8.
389 Ce qui donna naissance au « jazz fusion » de Miles
Davis et Weather Report.
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Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
de sa création puis il n'était plus), il fallait
pour « survivre », puis pour « progresser » s'inscrire dans
une tradition et se réapproprier l'histoire des musiques
populaires390. Cette linéarité dans l'évolution
renvoie à ce que Simon Frith et Andrew Goodwin appellent la
théorie du progrès par « attrition
»391. Chaque « révolution musicale »
naît dans l'ombre d'un puissant groupe dominant, puis s'y substitue peu
à peu en lui empruntant ses qualités et en y ajoutant d'autres.
Chaque genre s'impose au précédent et s'élève
à un échelon supérieur. Dans cette perspective, le rock
progressif évinçait le rhythm and blues, qui
s'était lui-même substitué au rock and roll quelques
années plus tôt. Pink Floyd fut présenté comme le
prototype du groupe qui connut cette évolution, se frottant au
rhythm and blues, tout en lui ajoutant des traits issus du
psychédélisme et du jazz, il finit par imposer un langage neuf et
original. Ce syncrétisme musical, cette fusion inédite des genres
constituaient autant de liens envisageables, autant de « chemins
créatifs » nécessaires à la cohérence d'un
système paradigmatique et au bon fonctionnement des firmes du disque.
Même si j'ai déjà mis en avant la notion de «
paradigme » (v. Chapitre 4), je tiens à signaler la remarquable
démonstration de Peter Tschmuck sur le sujet, qui distingue trois phases
différentes dans la construction d'un paradigme, marquées au
départ par la stimulation des trajectoires créatives
(concrètement une diversité de la production), puis dans un
second temps par leur renforcement mutuel qui aboutit au final à une
combinaison heureuse (dont on ne connaît pas toujours la formule)
à partir de laquelle les firmes du disque basent leur fonctionnement,
avec parfois la mise au point d'éventuels micro changements pour
garantir l'adéquation à la mode du moment et
l'homogénéisation de la production :
390 PIRENNE, Christophe, op. cit., p.
319.
391 FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On
record : rock, pop and the written word, Londres, Routledge, 1990, p.
9.
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Partie III. Chapitre 9. Innovation esthétique et
enjeux commerciaux : une opposition
pertinente au tournant des années 1970 ?
Figure 23
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in
the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 219.
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