C/ La démocratisation de la lutherie
électronique : des conséquences à double tranchant
Dès le début, les nouvelles technologies ont
donc joué un rôle comme « accélérateur »
du progrès musical. Sans technologie, pas de musique rock. Il est
parfaitement logique que la production musicale inclue dans ses coûts une
importante somme dédiée aux progrès techniques, ces
derniers laissant leurs marques directement sur la musique. Les années
soixante prolongent cette mouvance avec une nouvelle génération
d'outils technologiques plus pointus les uns que les autres, et en
parallèle moins coûteux à produire en série.
Auparavant, les inventions qu'ont été les premiers
synthétiseurs (comme le synthétiseur RCA) furent
élaborées dans le confinement des laboratoires, au sein de
cercles restreints. Peu nombreuses étaient les personnes assez
fortunées pour se les procurer. Les années soixante font passer
ces technologies de la sphère savante (musique expérimentale pure
et dure) à la sphère populaire via leur industrialisation. Comme
le montre Guillaume Kosmicki, les délais vont se réduire de plus
en plus entre la découverte confinée et l'application au domaine
du grand public : « De dizaines d'années entre l'invention et
sa diffusion massive, ils vont se compter de jours en mois, ou en semaine
parfois. »382 Ce sont aussi les années qui ouvrent
l'exploration d'une nouvelle voie : celle de l'expérimentation sonore en
direct.
Attention néanmoins, si j'ai mis l'accent au
début de cette partie sur l'importance du travail en studio à
partir de la date symbolique de 1966, en montrant que justement certains
travaux étaient irréalisables sur scène, c'est avant parce
que deux optiques sont non seulement
381 BUXTON, David, op. cit., p. 139.
382 KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques :
des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, p.
47.
possibles (studio/scène) mais aussi par les enjeux
artistiques ne sont pas tout à fait les mêmes : à la
création purement artistique en studio, visant à élaborer
un ensemble cohérent et parfaitement réfléchi, la
scène, quant à elle, donne plus à entendre (mais aussi
à voir) les audaces d'artistes désireux d'expérimenter sur
des territoires sonores inexploités. Cette
expérimentation, on la retrouve sur scène au
travers des appareils de contrôle (la table de mixage et ses
différents potentiomètres de filtrage et de
réglage du
volume, les effets divers) ainsi que par
l'intermédiaire des instruments de synthèse sonore.
Par exemple, le mellotron (v. ci-contre) est commercialisé
à partir de 1963 en Angleterre. Chaque touche du clavier de l'instrument
actionne une bande magnétique avec un son préenregistré.
S'il n'est donc pas possible de générer des sons originaux
à partir de cet instrument, on peut cependant reproduire des
sonorités réelles stockées dans un ensemble de trente-cinq
bandes enregistrées. Le mellotron constitue un premier pas vers ce que
seront les échantillonneurs (samplers) numériques
à la toute fin des années soixante-dix. On l'entend de
façon remarquable sur le 45-tours à succès des Moody
Blues, « Nights in White Satin ». Parmi les autres
synthétiseurs on pourrait tout aussi bien citer le Fender Rhodes,
lancé à partir de 1964, les orgues Vox ou Farsifa, ou encore le
Moog (du nom de son inventeur, Robert Moog, et l'un des premiers à
vendre ses synthétiseurs à grande échelle sous l'impulsion
du Mini-Moog, inventé en 1971) dont chaque module, connecté
librement à un autre selon la chaîne désirée, prend
en charge une fonction spécifique de transformation sonore
(générateur d'onde, filtrage, etc.)383. C'est un grand
succès populaire, et on l'entend alors, à partir de 1968, au sein
de nombreux groupes de rock, mêlé par exemple à des
guitares électriques.
L'un des albums les plus célèbres et les plus
représentatifs de cette tendance à la « technicisation
» des musiques populaires au début des années soixante-dix
reste le Dark Side of the Moon des Pink Floyd (mars 1973), riche en
expérimentations sonores de toutes sortes. L'amalgame unique entre
insertions de bruits d'ambiance, effets de synthétiseurs et de
réverbérations destinés à « sculpter » le
son, etc. contribue à forger une anecdote célèbre selon
laquelle l'album, vitrine technologique
383 Idem, pp. 48-50.
à part entière, servirait de test
d'écoute pour les futurs acquéreurs de chaînes hi-fi.
À titre symbolique, le début des années soixante-dix
marque ainsi le pic du déploiement des capacités technologiques
en musique populaire. Autant les nouveaux instruments nés de
l'évolution de la lutherie électronique au cours des
sixties se démocratisèrent auprès des musiciens,
autant ils façonnèrent en contrepartie une sophistication
technique inappropriée aux studios les plus indépendants qui ne
disposaient pas des fonds nécessaires, mais qui pourtant se devaient de
se conformer tant la mode suivait une trajectoire parallèle à
l'essor des technologies : « Chaque nouveau disque d'un artiste est
meilleur que le précédent ; chaque nouvelle technique de
production/reproduction du son offre une meilleure expérience
d'écoute. Les vieux sons ne sont plus « à la page
»384. Quant à la scène, l'invention des
amplificateurs transistorisés a permis une énorme augmentation du
volume sonore idéal pour les concerts à grande échelle,
tandis que ces mêmes amplificateurs donnèrent naissance au
genre hard rock ou heavy metal. De plus en plus, produire un
disque devenait une opération onéreuse et qui prenait du
temps385 : « [...] La décennie qui va de Pet
Sounds à Wish You Were Here est caractérisée
par un accroissement permanent de temps consacré par les groupes au
travail de studio. »386 La séparation rigoureuse
entre les deux formes de capital fixe dans la production de la musique - la
star/image et les moyens de production (les machines) - devenait de moins en
moins évidente. Encore une fois, la prédominance des majors joue
avec habilité sur la part prise par les technologies pour rassembler en
son sein, par le biais d'une médiation capitaliste, la production
devenue de plus en plus homogène des groupes anglais « mastodontes
» qu'ont été les Pink Floyd, Genesis ou, dans un registre
différent, Led Zeppelin. C'est le paradoxe des innovations
technologiques : tantôt capables d'ouvrir la voie à la
créativité en diversifiant les produits et les genres musicaux,
ces progrès avaient pour défauts d'alourdir et d'augmenter les
coûts de la chaîne de production, ce qui rendait cruciaux les
objectifs de devoir convertir les dépenses effectuées,
généralement élevées, en bénéfices
nécessaires387. Selon cette perspective, les changements
technologiques initiés par l'évolution de l'industrie du disque
permettent d'améliorer des aspects esthétiques
384 FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de la
musique populaire » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.),
Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires :
France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie
Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p.
48.
385 Alors qu'en 1963, Please Please Me des Beatles
est capté sur un enregistreur deux pistes et terminé en une
journée, Cream passe deux semaines pour réaliser la prise de son
de l'album Disraeli Gears sur un huit pistes en 1967. En 1975, il faut
six mois à Pink Floyd pour boucler Wish You Were Here aux
studios Abbey Road, alors dotés d'un vingt-quatre pistes !
386 PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais
(1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique -
musicologie », 2005, p. 289.
387 Les grandes maisons de disques avaient aussi de plus en
plus tendance à placer les coûts de la production dans leurs
contrats et donc, à les déduire des droits d'auteur.
déjà connus mais en aucun cas ils ne sont
sources d'innovation et de création. La musique a donc du «
progresser » par d'autres moyens.
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