CHAPITRE 9 : INNOVATION ESTHÉTIQUE ET ENJEUX
COMMERCIAUX : UNE OPPOSITION PERTINENTE AU TOURNANT DES ANNÉES 1970
?
Avant de commencer ce dernier chapitre, on peut partir de la
considération suivante : la culture pop/rock apparaît souvent
comme un concept vide, car trop souvent liée à la mode et aux
impératifs commerciaux. En effet, ces mouvements musicaux, on l'a vu,
n'existeraient pas sans l'aide active des médias, presse, radio et
télévision qui assurent leur visibilité. De même,
selon les critères du colloque de Princeton (1961)371, on
peut considérer que les disques « pop », par leurs coutes
durées de vie, appartiennent au « niveau médiocre »,
incéré entre un « niveau supérieur »
(cohérent, sérieux, riche d'un acquis millénaire,
accessible à une minorité cultivée), et un « niveau
brutal », à l'élaboration élémentaire. Ces
deux derniers niveaux concernent donc la culture de masse. Beaucoup de groupes
des années soixante, dans le sillage des Beatles, ont cherché
à se libérer des conventions en élaborant des disques de
plus en plus complexes et se réappropriant d'autres
éléments venus de sphères musicales différentes
dans un souci d'innovation constante. Assurément, les grandes maisons de
disque, qui à la fin des années soixante sont parvenues à
rationaliser le marché des indépendants, ont naturellement
cherché à promouvoir ce marché. Les bouleversements furent
réels, décloisonnant les essais de classification
élaborés par le colloque de Princeton. Néanmoins, tout
n'était pas aussi simple et les années soixante-dix furent
originales à plus d'un titre.
I/ L'augmentation des coûts de la production et
l'homogénéisation du marché
371 LEMONNIER, Bertrand, Culture et société
en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. «
Histoire Sup », 1997, p. 240.
Notre précédent chapitre s'achevait sur une
accentuation de la polarisation des rôles qui aboutit à la reprise
de contrôle des majors sur les indépendants, mettant fin à
la fragmentation du marché du disque en Grande-Bretagne.
A/ Pourquoi la star est elle indispensable au
marché ?
D'une manière générale,
l'homogénéisation et la stabilisation du marché qui
interviennent à la fin de l'année 1969 ont permis la
concentration sur un petit nombre de grandes stars. Les innovations musicales
et technologiques des groupes des années soixante constituèrent
autant d'incertitudes pour les majors, qui ont préféré
attendre que la demande se stabilise et que les nouvelles normes stylistiques
s'installent pour se réapproprier les productions musicales qu'elles
laissèrent un temps aux indépendants. Avec le recul, ces
décisions sont purement stratégiques ; pour que les majors
puissent alimenter leur puissance économique dans une période
où le marché est incertain et stable, il fallait soit attendre
une stabilisation des tendances musicales, en se focalisant sur une
énorme surproduction de disques où il est nettement plus rentable
de produire beaucoup d'échecs pour chaque réussite et de «
couvrir » tous les styles possibles, soit orienter la consommation en
finançant le placardage publicitaire d'un artiste donné, et ce
après que les indépendants aient pu combler une brèche sur
le marché. En cas de succès, elles engendrent des gains «
purs » puisque la reproduction déjà imprimée ne
coûte presque rien. Dans tous les cas, l'impact final doit être
mesurable à échelle internationale tellement les firmes sont
ancrées sur le marché. La star, source majeure des
bénéfices, est donc économiquement indispensable pour
organiser un marché potentiellement chaotique tel qu'il a pu
l'être en Grande-Bretagne avant le début des seventies.
Cette intervention des majors après le dur travail de défrichage
des indépendants peut s'associer à une forme de pillage et,
ajouté à leur emprise sur la distribution et leur tendance
à uniformiser les ventes afin d'accroître les profits comme nous
l'avons montré auparavant, peut contribuer à créer un
ressentiment chez certains producteurs et artistes372.
Or, depuis le début, on remarque que les majors ont un
pied d'avance sur leurs concurrents : alors que l'apparition du 33-tours et
surtout sa prééminence à partir de 1968, que
l'enregistrement à 16 puis 24 pistes ainsi que la radio FM ont
établi une nouvelle qualité technique et un coût de base de
la production qui était hors de portée des petites
maisons373,
372 LEBRUN, Barbara, « Majors et labels
indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92,
p. 36.
373 BUXTON, David, Le rock : star-système et
société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage,
1985, p. 141.
les majors, quant à elle, n'avaient aucun mal à
consolider leur domination car elles seulement disposaient des ressources en
capital. S'il y avait un plus grand bénéfice dans le
marché du microsillon, il y avait également de plus grands
coûts de base : en 1970 aux États-Unis, il fallait 2000 dollars
pour produire un 45-tours, mais 10 000 pour un 33-tours. Quatre ans plus tard,
les développements technologiques ont augmenté ce chiffre
à 50 000 dollars même pour une production modeste, et ceci en
dehors des coûts d'emballage, de distribution et de
promotion374. Cette hausse des coûts, en parallèle
d'une musique qui se réduit à un niveau purement fonctionnel,
détachée de sa portée symbolique et/ou sociale, avait pour
résultat une nette baisse dans l'enregistrement d'artistes inconnus ou
innovateurs : économiquement, il y avait trop à perdre, surtout
face à un marché stable et rationalisé de valeurs
sûres, car seule une infime proportion d'artistes peut vendre autant de
disques. Alors qu'en pleine Beatlemania, les 33-tours des Beatles se vendaient
dans les dix millions d'unités, au début des années
soixante-dix, les disques vendus à un million étaient
extrêmement rares375 !
Le progrès strictement électronique contribua
lui aussi à l'augmentation des coûts. Le mixage final d'un disque,
par exemple, devenait une opération difficile à mettre en oeuvre
à cause de l'apparition de la table de mixage multipiste,
nécessaire pour les pistes stéréophoniques. Pour des
raisons d'efficacité, chaque musicien enregistré
indépendamment sur une piste différente, parfois les uns à
la suite des autres et sans que les musiciens même se
rencontrent376. Le postulat fondateur de la musique pop/rock qui
demandait à ce que tout le monde joue en même temps afin de garder
une certaine forme d'énergie et d'« excitation » est de plus
en plus bafoué par les techniques de studio. La possibilité pour
un groupe de percer par ses seules représentations scéniques
devenait de plus en plus mince. On comprend mieux pourquoi une grande partie de
l'histoire des musiques populaires est transcendée par des débats
permanents entre tradition et technologie. Pour en comprendre le difficile
cheminement, il faut dès lors revenir quelques années en
arrière.
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