III/ Le tandem
créativité/désuétude structure-t-il le
marché ?
Tous les enjeux de cette bipolarité peut s'apercevoir
lorsque que les indépendants connaissent la
célébrité avec un « tube » à la suite
duquel l'artiste les quitte le plus souvent pour signer avec une compagnie plus
importante. Cet aspect vient mettre un terme de façon brutale à
l'acte d'émancipation des indépendants, se révélant
au final n'être qu'un pur acte de communication de la part de leur
dirigeant. Il est en effet indéniable que pendant l'explosion du rock
anglais des années soixante, les consommateurs et les artistes en
particulier exerçaient un contrôle sur le marché : c'est en
partant de cette considération que l'on peut comprendre pourquoi le rock
et toutes ses variantes ont été autant investi par autant de
créances et de discours « révolutionnaires » qui, avec
un regard distant et analytique, ne sont pas aussi naïfs qu'ils pouvaient
le faire croire. La fragmentation et l'imprévisibilité de
marché était telle que l'on préférait enregistrer
tous les styles, laissant le contrôle artistique aux musiciens
eux-mêmes. En effet, n'importe quel courant pouvait percer à
n'importe quel moment : après tout,
364 Cf. SIMON, Herbert, Administrative behavior
(1947).
les Beatles ont été rejetés par plusieurs
maisons de disques à leurs débuts. Les majors ont donc eu tout
à fait raison de douter de leur propre capacité à
prévoir le succès commercial de tel ou tel style de
musique365.
A/ Les sources de la créativité et la
relance de la demande
Mais comment expliquer cette fragmentation du marché
qui, d'un certain côté, témoigne également de la
vitalité de l'industrie musicale à cette période ? L'essor
de la demande, sans pour autant la relier nécessairement aux industriels
qui, afin de contrer une saturation possible du marché, exhortaient les
consommateurs à acheter366, doit trouver son explication en
termes de mode, comprenant une obsolescence des styles et des designs, et
parvenant à se renouveler grâce à la présence des
subcultures. D'une manière générale, on peut facilement
dire que tout un pan de la musique au XXe siècle peut s'expliquer par
des cycles de « désuétude progressive »367,
au sein desquels les consommateurs, et afin de participer indirectement
à la vitalité des firmes, sont invités à remplacer
ce qu'ils possèdent pour des raisons de goût ou de style.
Après tout, de façon simpliste, une mode musicale se
succède à une autre pour des raisons commerciales : les rares
artistes qui décident de perpétuer un style qui n'est plus en
vogue ou de participer à la récupération
d'éléments stylistiques sont perçus avec le recul comme
avant-gardistes (ou démodés dans le cas inverse).
Déraciner de l'esprit du public cette notion de «
durable » est un acte néanmoins complexe dans le domaine musical,
surtout que les produits musicaux, à la différence des
vêtements ou de la nourriture, ne s'usent pas si facilement ; en effet,
« [...] comment créer une mode nouvelle tous les ans et comment
s'assurer que cette mode plaira au public étant donné que le
cycle de production et la santé de l'économie en dépendent
? »368 Pour expliquer ce phénomène, il fait
se référer au milieu social de la musique,
grosso modo représenté par la périphérie
(labels indépendants), contre ou malgré la logique de
l'économie marchande. Ce milieu est constitutif des
éléments structurels et sociaux que j'ai pu mettre en
évidence auparavant (arts schools, clubs, zones
géographiques, etc. v. fin du Chapitre 6). Si les indépendants se
focalisèrent sur cette périphérie bien spécifique,
c'est avant tout parce qu'elle présente des modèles locaux
d'adaptation. Ces « espaces libres » permettent à des
unités
365 BUXTON, David, op. cit., p. 142.
366 Ce fut le cas dans les années cinquante : afin
d'éviter l'accumulation des stocks, les industriels exhortèrent
à acheter en terme d'accession aux produits
électroménagers modernes même si logiquement,
l'équipement des ménages atteint vite sa limite.
367 Cf. FREDERICK, George, Advertising and
selling (1928).
368 Idem, p. 77.
périphériques d'enregistrer un type de musique,
en forte interaction avec un milieu musical parfois le plus souvent marginal.
C'est ainsi que l'on observe plus fréquemment à la
périphérie le renouvellement du produit sur le plan des contenus
musicaux369. Bien plus qu'un simple accroissement de la valeur
d'usage des objets, la logique est celle de la créativité
sociale : il aurait été inconcevable que tous les
éléments de mode lancés par les subcultures diverses au
milieu des sixties anglaises soient inventés et imposés
par les seuls publicitaires ou dirigeants des firmes. L'innovation passe ici
par un phénomène d'intériorisation des consommateurs, et
en aucun cas par une discipline de la consommation due à la propagande
des industries culturelles. L'association culture populaire / cycle de
créativité et de consommation est à son comble. Si l'on
résume, en fournissant un espace social pour l'expérimentation et
la différenciation par rapport à une société
dominée par l'industrie culturelle des majors du disque, les subcultures
devenaient le moteur de la consommation et de la croissance exceptionnelle des
petits labels. Ainsi, la construction des industries dans le domaine musicale,
si elle doit compter sur une certaine part de hasard, se base également
sur des routines et de multiples trajectoires interagissant entre
différents domaines qui guident l'élaboration de la
créativité. Lorsqu'une de ces trajectoires se brise, les routines
qui structuraient la commercialisation d'une musique sont
déstabilisées, et un nouveau paradigme se constitue.
Figure 22
369 ANGELO, Mario d', op. cit., p.
35.
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the
music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 217.
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