B/ Une influence indiscutable qui masque des handicaps
structurels
Durant trois années, ces firmes ne font pas du profit
et du potentiel commercial leur priorité, l'essentiel étant de
satisfaire les nouvelles exigences d'un public ignoré des majors :
« Ainsi, les maisons indépendantes britanniques sont d'une
importance qui dépasse de très loin leur influence sur le
marché : en effet, la formation de nouveaux talents en dépend.
»360 La réelle complexité observée dans la
typologie des différents types de labels ne doit pas en
359 PICHEVIN, Aymeric, op. cit., p.
28.
360 BUXTON, David, op. cit., p. 141.
358 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey,
op. cit., p. 56.
effet pas faire oublier l'essentiel : comme le montre Charlie
Gillett361, l'innovation musicale naît en dehors des grandes
maisons de disques. Par sa structure artisanale, l'indépendant est mieux
adaptée à la nouveauté. Ses décisions sont
canalisées par un processus d'apprentissage et d'acquisition des
routines, dans la mesure où le contact avec le milieu musical y est bien
plus étroit que chez les multinationales du disque. Dans la façon
dont elles exécutent la même activité de base (la recherche
de nouveaux artistes), les firmes du disque, qu'elles que soient leur taille,
vont pouvoir développer des routines qui expliquent mieux pourquoi
majors/indépendants sont deux organisations différentes dans leur
fonctionnement. Ainsi, la capacité créative et
d'expérimentation apprise « sur le tas » par les petits labels
peut jouer en leur faveur si les multinationales décident d'user de leur
propre routine : éditer et distribuer.
D'un point de vue musical, rappelons également qu'une
énorme proportion des artistes qui dominèrent le marché US
aux cours des années soixante est d'origine anglaise ; si tous ne sont
pas issus de l'avant-garde, tous ont commencé par se lancer sur le
marché anglais, le plus souvent pas le biais d'un indépendant. La
structure hiérarchique bien particulière des maisons de disques
anglaises y est bien entendu pour beaucoup, et leur influence peut
également se mesurer sur le long terme avec l'apparition progressive de
courants musicaux successifs et typiquement anglais (rock progressif, punk,
heavy metal).
160
361 Cf. GILLETT, Charlie, The sound of the city :
the rise of rock and roll (1984).
Figure 21
161
Harvest (EMI)
Deram (Decca)
Dawn (Pye)
Neon (RCA)
Island
Vertigo (Philips)
Pink Floyd, Deep Purple, Electric Light Orchestra, Edgar
Broughton Band, Barclay James Harvest, Syd Barrett, Roy Harper,
Roger Waters,...
Ten Years After, Procol Harum, Caravan, Egg, East of Eden, Giles
Giles & Fripp, Michael Chapman, Curved Air, Camel, Khan,
Darryl Way's Wolf,...
Colosseum, Black Sabbath, Gentle Giant, Uriah Heep, Jade Warrior,
Affinity, Gracious!, Beggars Opera, Nucleus, Manfred Mann, Keith Tippett Group,
Patho, Magna Carta,...
King Crimson, Jethro Tull, Trafic, Renaissance, Emerson Lake
& Palmer,...
Spring, Raw Material, Centipede, Brotherhood of Breath, Mike
Brestwook,...
Atomic Rooster, Comus, Jonesy, Fruupp,...
Charisma
Page One Records
Planet Records
The Creation
Reaction Records
Cream, The Who
Track Record
The Who
Threshold Records
Manticore Records
Genesis, Vann der Graaf Generator, Rare Bird, The Nice,
Hawkwind,...
The Troggs, Vanity Fair, Plastic Penny
Emerson, Lake & Palmer
The Moody Blues
Labels "semi-indépendants"
Labels de taille moyenne
Labels indépendants
Revers de la médaille, sur le plan économique,
la fragilité structurelle des indépendants et leur
spécialisation stylistique/géographique bien trop ciblée
ne les mettent pas à l'abri d'un potentiel échec commercial qui
aboutit la plupart du temps à la mainmise inévitable des
majors, car même la baisse des coûts d'enregistrement n'a
pas réglé les problèmes que la fabrication et la
distribution à grande échelle posent à un
indépendant. En outre, les causes qui font que les indépendants
ont une durée d'activité extrêmement brève trouvent
leur origine dans la constitution des labels eux-mêmes et surtout dans la
répartition en leur sein. Face à des institutions comme Decca,
qui existent depuis quarante ans et disposent d'un mode de fonctionnement
très organisé, le producteur du label indépendant est
à la fois un financier et un commercial, cumulant bien souvent les
casquettes de directeur artistique, de producteur délégué
et d'ingénieur du son. C'est notamment lui qui apporte les
investissements initiaux et gère la carrière de ses artistes
(chansons, image de marque, studios, finances, scène, radio, politique
commerciale, promotion, etc.). Par exemple, un label comme Page One Records,
dont le fondateur, Larry Page, est également manager et producteur, ne
peut se consacrer avec la même efficacité à tous ses
artistes.
Non seulement la figure du producteur est souvent
amenée à traiter avec les grandes maisons de disques pour
distribuer ses produits (le prototype du producteur réellement autonome
apparaît dans les années soixante-dix, développant un
discours néomarxiste de « résistance » au
capitalisme362 : plutôt que d'être l'employé
d'une firme, il préfère investir lui-même pour
réaliser un produit semi-fini, une bande enregistrée, qu'ils
vendent par la suite aux firmes pour la fabrication et la
distribution363), mais en outre, cette focalisation de
l'activité du label sur seulement un ou deux groupes réduit
considérablement sa marge de manoeuvre et le place dans une situation
délicate, alors qu'encore une fois les majors peuvent compter sur
plusieurs valeurs sûres dans leur rangs pour assurer des rentrées
d'argent afin de rentabiliser le « risque de création ».
Planet Records, par exemple, ne survit pas plus d'une année et durant
ses derniers mois d'activité, ne travaille plus que pour The Creation,
groupe réputé pour ses prestations scéniques mais qui ne
parvient pas à s'imposer dans les charts britanniques, provoquant la fin
du label de Shel Talmy. La surenchère des moyens déployés
pour certaines productions a aussi raison du label Track Record, qui ne peut
plus assumer la production des Who, Sell Out étant
enregistré sur deux continents différents tandis qu'en
parallèle le groupe impose au label des « frais de bouche »
exorbitants. Le succès de Tommy
362 LEBRUN, Barbara, « Majors et labels
indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92,
p. 33.
363 LANGE, André, op. cit., p.
96.
ne suffit pas à inverser la donne et la mort de Jimi
Hendrix, autre machine à succès de la maison, précipite la
fin de cette entreprise prometteuse. Reaction Records, créé par
Robert Stigwood, ne perdure également guère plus d'un an, entre
1966 et 1967.
En résumé, il y a bien
complémentarité entre majors et indépendants, mais
plutôt complémentarité à double tranchant : bien que
fournissant dans quelques cas les fonds nécessaires aux petits labels,
ces derniers finissaient par être absorbés par le centre une fois
leur travail de « défrichage » de nouveaux talents
effectués, à moins que le label périphérique ne
grandisse avec lui, ce qui arrive très rarement (une exception notable
reste Virgin, label qui se rapproche du centre mais qui conserve encore les
traits caractéristiques de la périphérie). Les enjeux
entre majors et indépendants et leur dialogue auprès du milieu
musical renvoie très clairement au concept de « rationalité
limitée »364 : dans un contexte de relance de la
créativité musicale, les agents cherchent moins à
étudier l'ensemble des possibilités qu'à trouver une
solution et des décisions raisonnables dans une situation d'incertitude.
Ainsi, plutôt qu'une taille optimale de la firme, il faut plutôt
parler d'une distribution efficiente des firmes par la taille. La place des
agents au sein des indépendants, parce qu'ils sont en contact ou sortent
eux-mêmes du milieu musical, leur permettent également de disposer
d'informations nécessaires que les grandes firmes n'ont pas, et qui vont
jouer en faveur de la signature de tel ou tel artiste.
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