II/ Les indépendants : un terrain propice à
l'expérimentation
Les historiens économistes de l'industrie du disque
estiment qu'il existe un laps de temps de trois ans laissé par les
majors (1966-1969), déstabilisées dans leurs habitudes, qui a
permis aux structures indépendantes de s'engouffrer et de s'affranchir
de ses supérieurs, avant que ces derniers ne se rabattent de nouveau sur
un monopole industriel. La fin des années soixante a vu en effet
l'apparition en Grande-Bretagne de plusieurs types de maisons
indépendantes. Clairement, elles ont en commun de fonctionner selon
trois axes, que l'on retrouve encore aujourd'hui :
découverte, production et
éventuellement cession des droits 355 . Elles se comptent par
dizaines, présentent une grande diversité de
caractéristiques, et autant il serait fastidieux d'en faire
l'énumération, autant en faire une typologie permet de distinguer
leurs différences essentielles (v. tableau
infra). Je reviendrai de façon plus
détaillée sur certaines d'entre elles lors du prochain
chapitre.
A/ Typologie des labels indépendants
La première catégorie, dite des labels
« semi-indépendants », est en
réalité une tentative prudente d'ajustement des majors pour
coller à l'air du temps et afin de s'ouvrir à la nouvelle
scène musicale, en l'occurrence le rock progressif dont nous
reparlerons. La production des
355 PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure
d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de
diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales »,
1997, p. 26.
genres musicaux y reste relativement diversifiée afin
encore une fois de minimiser les échecs (sans doute la crainte de
reproduire l'erreur de Decca qui avait refusée les Beatles au profit de
Brian Poole and the Tremoloes y est pour beaucoup). Il s'agit surtout
d'intégrer dans leurs structures des
auteurs-compositeurs-interprètes qui adoptent une démarche
artistique selon laquelle l'art prime sur le commerce. Indépendantes au
niveau de la gestion, elles sont financées et distribuées par une
grande maison mère. On peut prendre l'exemple de Decca qui en 1966
crée le label Deram Records, destiné aux musiques nouvelles. EMI
attend juin 1969 pour lancer Harvest Records, suivi par Philips qui, la
même année, met sur pied Vertigo Records. Les Pink Floyd, qui
signèrent chez EMI alors qu'ils produisaient de la musique
psychédélique en avance sur leur temps, constituent un cas
exceptionnel qui ne doit pas masquer le désintérêt
général des majors pour la nouvelle scène, laissant le
champ libre aux structures naissantes.
La seconde catégorie a été
déjà en partie évoquée : on parle des labels qui
sont financés par les artistes et les producteurs eux-mêmes en
tant que sociétés indépendantes de
production, normalement limitées à un seul artiste et
liées par contrat de distribution à une major. L'archétype
de ce nouveau modèle apparaît avec la création du label
Immediate par le manager et le producteur des Rolling Stones, Andrew Loog
Oldham, à la fin de l'année 1965. Bénéficiant du
succès de ses protégés, bien qu'étant dans
l'impossibilité de les signer sur son label, Oldham engage alors dans un
premier temps des artistes pop comme P.P. Arnold, Billy Nicholls ou Chris
Farlowe, qu'il confie à un jeune producteur, futur guitariste de talent
fraîchement recruté, Jimmy Page. Il fait attendre le succès
des Small Faces et des Nice pour que le label puisse prendre son essor à
partir de 1967356.
L'un des premiers labels indépendants fut
néanmoins Transatlantique. Fondé en 1964 par Nathan Joseph, il
exista jusque dans les années quatre-vingt, cette
longévité exceptionnelle pouvant être expliquée par
la présence dans son catalogue de la fine fleur des musiciens folks
(Bert Jansch, John Renbourn, Pentangle ou les Dubliners), commercialement peu
porteurs. Le label continue donc son chemin, sans se soucier des mouvances
liées à son époque. En fait, c'est la fondation d'Apple
Record par les Beatles en mai 1968, pour « ouvrir la voie au
succès artistique d'écrivains, de musiciens, de chanteurs et de
peintres qui, jusque-là, n'avaient pu être acceptés par le
monde commercial » 357 , qui illustre le mieux cette tendance
à
356 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey,
Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane
à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, pp. 55-56.
357 LANGE, André, op. cit., p.
96.
l'émancipation des indépendants. Les quatre
musiciens s'impliquent à part entière dans la production ou
l'écriture de morceaux pour le label. Une partie de leur temps est
également consacrée à l'écoute de toutes les bandes
reçues par Apple. « Those Were the Days » de Mary Hopkin et
« Come and Get It » de Badfinger sont quelques succès notables
du label. Apple comporte aussi une section « musique d'avant-garde »,
Zapple, sur laquelle deux des membres des Beatles sortent un album,
Unfinished Music N°2 Life With the Lions du couple John Lennon/Yoko
Ono et Electronic Sound de George Harrison358. Planet
Records, créé par Shel Talmy après son départ de
Decca, Marmelade Records, fondé par Georgio Gomelsky, Chrysalis, Regal
Zonophone, Major Minor, Jet, mis en place par Don Arden, Threshold, Manticore,
Rocket, Swan Song ou encore Track Record, fondé en 1967 par le manager
des Who, Kit Lambert, sont autant de labels dans lesquels la liberté de
création, l'ouverture aux tendances musicales y sont totales, et les
coûts de production bien moins prohibitifs qu'aux
États-Unis359.
Une dernière catégorie est à mettre en
exergue, s'insérant entre les deux autres, celle des maisons de
disques de taille moyenne qui s'apparent sur bien des aspects à
la catégorie précédente, mais qui se différencient
simplement par leur taille et leur gestion, plus simplement liée
à la figure d'un seul producteur : Virgin, Island et Charisma sont les
trois plus connues en Grande-Bretagne qui se développeront pleinement
dans les années soixante-dix. Par exemple, Island Records,
créée en 1959 par Chris Blackwell, est au départ
constituée pour distribuer des disques de reggae, en important ses plus
fidèles représentants qu'ont été Bob Marley ou
Jimmy Cliff. Il faut d'ailleurs attendre 1962 pour que les bureaux de la firme
soient transférés de Kingston, en Jamaïque, à
Londres. Par la suite, Island s'ouvrira aux plus grands représentants de
rock progressif anglais des années soixante.
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