C/ Les majors : une bureaucratie lourde et complexe
Ces remarques effectuées doivent cependant aboutir
à un autre argument concernant les majors : la lourdeur de leur
bureaucratie qui, à la différence de la flexibilité des
indépendants350, empêche les labels les plus importants
de s'adapter aux mouvances de la créativité musicale.
L'incitation de chaque chercheur, noyée dans la masse de ses
collègues, est moindre que dans une petite firme, où chacun sait
que la survie du label est entre ses mains. L'exemple le plus significatif se
retrouve chez Capitol : avec le succès des Beatles, le label
américain fut réduit à se cantonner au lucratif
répertoire des Fab Four de Liverpool : « The Beatles carried
Capitol for five years, and masked the basic problems at the company : outdated
financial organization, little understanding of rock music.
»351 Dès lors, lorsque les Beatles se
séparent en 1970, les pertes sont conséquentes et atteignent
£6.2 millions en 1971352, ce qui pousse EMI à
reconsidérer son organisation. À défaut d'abandonner le
commerce du rock, et devant l'impossibilité réelle d'embrasser ce
qui sortirait trop des conventions, EMI tente de diversifier encore davantage
ses activités353. Elle se tourne en 1969 vers l'industrie de
l'image en prenant sous son aile une chaîne de studio de cinéma
(ABPC, Associated British Picture Corporation)354, et en
contrôlant Thames Television. Au début des années
soixante-dix, elle commence même à créer une organisation
pour la commercialisation des instruments de musique même si le coeur de
son activité reste la musique. Pour résumer, là où
les « coups » isolés, les opportunités du moment
dépendant peu des succès passés ou à venir, sont
plutôt l'apanage des indépendants, à l'inverse les grandes
vedettes, stables et peu
349 BUXTON, David, Le rock : star-système et
société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage,
1985, p. 140.
350 FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception
culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication
», p. 71.
351 CHAPPLE, Steve, GAROFALO, Reebee, op. cit.
cité dans TSCHMUCK, Peter, op.
cit., p. 118.
352 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first
100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 254.
353 On s'en souvient, dès 1936, les laboratoires d'EMI
avaient participé à la mise au point de la
télévision, en passant par toute une panoplie de matériels
électroniques (radios, calculatrices, etc.).
354 LANGE, André, Stratégies de la
musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création &
Communication », 1986, p. 72.
nombreuses, au renouvellement lent (Beatles, Rolling Stones),
sont l'affaire des multinationales. La signature des Beatles et des Rolling
Stones par deux majors n'est au final pas vraiment une surprise puisque EMI et
Decca se lancèrent elles mêmes dans une campagne de promotion
grâce à leurs contacts étroits avec les médias, bien
décidées à faire murir leur succès.
La simultanéité du phénomène de
concentration des majors et de diversification de la production liée
à l'immense foisonnement musical de la production qui succède
à la Beatlemania de 1964 n'est donc en rien contradictoire puisque la
nouvelle vague des indépendants britanniques, stimulés par
l'essor des clubs et de l'underground artistique (v. Partie II,
Chapitre 6), va ouvrir une brèche dans l'oligopole de l'industrie du
disque sans toutefois la remettre en cause du fait du contrôle de la
distribution par les majors. En même temps, la diversification de la
production tend à infirmer l'idée que c'est bien la concurrence
qui favorise la variété des productions et leur dynamisme.
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