B/ Peut-on parler de complémentarité entre
majors et indépendants ?
Les majors ont bien conscience, en raison de leur
ancienneté et de leur poids sur le marché, qu'elles seules
peuvent garantir aux artistes distribution, promotion
et qualité technique. En effet, c'est parce que les moyens de
distribution sont contrôlables ou contrôlés que l'industrie
du disque est susceptible de contrôle et de centralisation. Alors que
la
343 Cf. CHAPPLE, Steve, GAROFALO, Reebee, Rock
`n' Roll is here to pay : the history and politics of the music industry
(1978).
344 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p.
119.
distribution représente généralement la
partie la plus coûteuse en investissements, il est logique que ce soient
les majors qui dominent l'industrie entière puisqu'elles seules ont les
capacités de mobiliser le plus de capitaux. En outre, la grande taille
des entreprises est source d'économies d'échelle qui provoquent
elles-mêmes une baisse des coûts unitaires de fabrication et de
distribution. En revanche, concernant la production, l'accès est
davantage ouvert : en théorie, n'importe qui peut produire des disques
à condition d'avoir le capital à risquer. De cette dissociation
entre production/diffusion naît durant une brève période
une stratégie de complémentarité entre majors et
indépendants, et qui s'interpose aux idées reçues que l'on
peut avoir sur l'opposition systématique entre d'un côté
les petits labels et de l'autre les multinationales du disque. Ainsi, les
structures indépendantes jouent un rôle qui s'apparente à
celui du « poisson pilote » 345 : elles couvrent les lacunes du
marché en remplissant une fonction d'exploration et de
développement des nouvelles tendances et innovations musicales. Si elles
gagnent un marché de masse, elles peuvent être ensuite
exploitées par les grandes maisons qui disposent d'un arsenal logistique
et commercial beaucoup plus important, et donc aussi plus attractif pour
l'artiste. Par les relations nouées entre les fondateurs des labels
indépendants et les acteurs du milieu, on en revient encore et toujours
à la figure du producteur, décidément au coeur de
l'industrie du disque (v. Chapitre 5), qui va définitivement mettre en
valeur le mieux la production346. Ainsi, « the British
Invasion would not have happened without experienced producers and managers
»347. Généralement, producteur et manager
représentaient la même personne, signe d'une forte implication qui
explique mieux le fait que chaque acte de naissance d'un groupe du British
Beat soit directement lié à un producteur attitré qui
eut une grande influence pour le succès de ses musiciens : Georgio
Gomelsky a produit les Yardbirds et les Animals d'Eric Burdon, Don Arden les
Small Faces de Steve Mariott, Kenneth Pitt, David Bowie et Manfred Mann et Shel
Talmy travailla auprès des Kinks et des Who, dont il produit les trois
premiers singles ainsi que le premier album des Who, My Generation
(1965)348. En laissant la responsabilité aux
indépendants de prendre le risque de la recherche de nouveaux courants
musicaux, les grandes
345 GUELLEC, Dominique, Économie de
l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères
», 2009 [1ère éd. : 1999], p. 40.
346 Mario d'Angelo note également que l'unité
artisanale consacrée dans lequel on retrouve le producteur est autant
l'affaire des majors que des indépendants. En réalité, on
parle plus de « directeurs artistiques » pour les majors et de «
producteurs indépendants » pour les petits labels. Autre nuance :
alors que pour une major, le succès ou l'échec de la gestion des
talents qui incombe au producteur se fait pas le biais de licenciements ou,
à l'inverse, de promotions, pour un label indépendant, un
échec se solde la plupart du temps sur une faillite. ANGELO, Mario d',
La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie
culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 29.
347 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p.
131.
348 Idem, p. 131.
majors ont tout à gagner et pas grand-chose à
perdre : elles peuvent toujours signer et enregistrer grâce à
leurs capitaux supérieurs les nouveaux groupes qui, avec l'aide des
indépendants, ont fait leur percée sur le marché. Comme le
dit si bien David Buxton, « structurellement, les indépendants
jouent le rôle de filet de protection pour les grandes maisons en
trouvant les talents qu'elles ont manqués »349.
Cette complémentarité participe à un projet de
diversité musicale sur le long terme et à grande
échelle.
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