III/ Bilan : existe-t-il une créativité
« de surface » ?
En parallèle de ces reconsidérations profondes
sur la nature même de la production musicale, il existait
également une créativité dite « de surface »
passant par l'élaboration esthétique. Objet d'accaparation
auprès de la jeunesse anglaise (v. fin du Chapitre 5), le disque est
aussi le véhicule symbolique de toute une esthétique dite «
pop », que l'artiste Richard Hamilton définit en 1960 en
caractérisant ce qui était populaire dans l'image des
médias :
« Populaire (pour un public de masse) ;
éphémère (solution à court terme) ;
remplaçable (facilement oubliable) ; pas cher ; produit en série
; jeune (destiné à la jeunesse) ; spirituel, sexy, à trucs
(gimmicky) ; brillant (glamorous) ; grandes affaires
(big business). »
Le disque dépasse donc son statut de simple invention
technique pour devenir désormais le support privilégié
d'une oeuvre globale (le son comme nous venons de le voir à l'instant,
mais aussi textes et images). Alors que le mot pop ne s'appliquait au
début des années soixante qu'au Pop Art et à la musique de
variétés populaires destinée à la masse, la
définition d'Hamilton laisse percevoir quatre champs
d'utilisation325, dont trois ont déjà
été entrevus de façon implicite dans les
précédents chapitres : le champ commercial (les
chansons pop de l'avant-1966, on l'a vu, sont souvent
éphémères, vite oubliées car remplacées par
une autre chanson après avoir été en tête des
hit-parades, bon marché à travers le support du 45-tours,
produite en série à des millions d'exemplaires et liées
aux multinationales du disque comme EMI), le champ médiatique
(la chanson dispose le plus souvent d'une audience de masse,
grâce à la radio, la télévision ; elle sert de
raccourci journalistique en rapport avec la jeunesse, la musique, les
vêtements et est véhiculée par des chanteurs jeunes, sexy
et glamour), et enfin le champ sociologique (dans
l'étude d'une subculture adolescente et la révolte contre la
nature élitiste et traditionnelle de la « haute culture »).
Le quatrième champ, le champ
artistique, reste à approfondir car il intervient surtout
à partir du milieu des années soixante, à un moment
où les Beatles, après s'être cantonné à la
popular music, donnent naissance à la pop music. Les
différences essentielles tiennent en grande partie, comme le montre
George Melly326, au processus créatif, plus ou moins
inconscient dans le premier cas, réfléchi et
délibéré dans le deuxième : «
L'anti-
325 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une
histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions
Kimé, 1995, pp. 234-235.
326 Cf. MELLY, George, Revolt into style : the Pop
Arts (1970).
intellectualisme du pop est une caractéristique
valable pour les années 1960-1965, mais qui apparaît
contradictoire avec les évolutions ultérieures : engagement des
intellectuels reconnus dans le mouvement pop, prétentions
littéraires, artistiques, musicales des pop stars.
»327 À l'élaboration de disques de plus en
plus complexes et travaillés par le biais de nouvelles directions
artistiques, viennent en effet se rajouter tout un panel d'artifices visuels
enrobant le produit fini et son impact.
Cette logique créative ne date pas des années
soixante puisqu'elle rappelle l'idée de l'étiquetage du disque,
en vogue dès que celui-ci fut inventé, ou encore, dans une
perspective plus actuelle, les enjeux liés à la
présentation audiovisuelle et au clip musical. Économiquement
parlant, il faut aussi préciser qu'un groupe qui arrivait à
présenter dans son ensemble une image originale et une bonne
représentation sur scène avait plus de chances de
décrocher un contrat. Les pochettes de disques deviennent la
première forme d'innovation graphique censée refléter un
univers en cohérence avec le contenu. Ainsi, si la pochette de
Revolver, conçue par un ami à Paul McCartney, Klaus
Voorman, fait part d'une certaine avant-garde artistique, celle de Sgt.
Pepper, conçue par le peintre Peter Blake, artiste majeur du Pop
Art, est à l'image de la nouvelle orientation du groupe : les quatre
musiciens, habillés en membre d'une fanfare psychédélique,
côtoient une galerie de personnages symboles de la culture populaire :
Marylin Monroe, Bob Dylan, Oscar Wilde, Marlon Brandon, Muhammed Ali et
d'autres. Dans le sillon de l'album, les Rolling Stones parodient la pochette
sur leur album Their Satanic Majesties Request, utilisant en outre une
« pochette interactive », avec un effet de 3D (l'image holographique
est inventée au début de la décennie)328. En
1968, Storm Thorgerson et Aubrey Powell fondent l'agence graphique Hipgnosis
afin de réaliser des pochettes basées sur les techniques
photographiques dont ils explorent le potentiel narratif, en s'attirant des
groupes désireux de prolonger certains concepts de leur musique. Enfin,
au même titre que les pochettes, les affiches de concert, et les concerts
eux-mêmes, deviennent eux aussi des
327 Idem, p. 236.
328 Néanmoins, le mauvais accueil réservé
au disque amène le groupe à quitter l'univers
psychédélique qu'il avait entrepris en concevant l'album. Les
Rolling Stones en reviennent à leurs racines blues-rock, retrouvant par
là même un goût pour la provocation que l'on retrouve sur
des albums comme Beggars Banquet ou encore Sticky Fingers.
manifestes de la mouvance psychédélique contre
les codes établis par la société329. Selon
Aymeric Leroy, la prédilection très précoce du groupe
londonien Pink Floyd pour le multimédia est à mettre sur le
compte d'une volonté de détourner l'attention de ses
déficiences techniques en développant autant que possible une
forme de spectaculaire extra-musical, tant visuel que sonore, sur un terrain
d'action qui n'a jusqu'ici était abordé par quiconque : premier
groupe à disposer de son propre light-show, il témoigne
par l'intermédiaire de ses membres, Roger Waters et Nick Mason, des
anciens élèves en école d'architecture, d'une
volonté de scénariser la musique au travers un emballage de plus
en plus envahissant mais qui en parallèle forgera la réputation
du groupe330.
Par conséquent, l'exceptionnelle période
créative qui s'ouvre en Grande-Bretagne à partir de 1966 obligea
à remettre au goût du jour la « liste » de Richard
Hamilton : on en trouve en 1970 une nouvelle définition sous la plume de
Richard Neville, un Australien qui fonde à Londres le journal
underground Oz, et publie Play Power, dans lequel on y trouve
une approche rénovée de la culture pop, mais identique dans ses
fondements :
« Vivant , · excitant , · distrayant
, · éphémère , · disponible , ·
fusionnel , · incontrôlable , · latéral (aux
marges) , · organique , · populaire. »
Si les références explicites à la culture
de masse et au capitalisme marchand se sont atténuées par rapport
à Hamilton, signe que la musique populaire ne se définissait plus
forcément selon les critères de la « facilité »,
les deux termes clés y sont populaire et
latéral, venant confirmer le sens d'une
culture « post-1966 » qui n'emprunte plus systématiquement les
sentiers battus, tout en gardant sa spontanéité
originelle331. Le « populaire » renvoi à
l'idée d'un renouvellement de la musique en référence
à une société constamment en changement. Quant à la
référence au « latéral », il marque et met en
avant explicitement tout l'apport musical et artistique qu'ont eu entre temps
l'underground et la vague contre-culturelle, déjà
évoqués auparavant, sur le rock anglais.
Ces remarques effectuées sont nécessaires pour
notre approche de la notion de créativité car elle se centre sur
l'environnement culturel comme élément constitutif du processus
créatif.
329 La plupart des affiches sont dessinées pour l'UFO.
Le collectif Hapshash and the Coloured Coat - composé
du duo d'artistes Michael English et Nigel Waymouth - en réalise la
majorité. Les deux graphistes fondent l'agence Osiris Visions afin
d'imprimer les posters. À leurs côtés travaillent Mike
McInnerney, Greg Irons et surtout Martin Sharp qui oeuvre pour le magazine
Oz, dont il réalise la plupart des visuels. RUFFAT, Guillaume,
ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., pp. 46-47.
330 LEROY, Aymeric, op. cit., p. 20.
331 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., pp.
236-237.
Les études dans ce domaine menées par Mihaly
Csikszentmihalyi 332 sont parfaitement adaptées à
notre sujet et nous offrent des réflexions intéressantes. Le
psychologue hongrois parle de « domaines » pour qualifiés tous
ces systèmes culturels et symboliques spécifiques que sont la
musique, la technologie, la religion, etc. La nouveauté qui
émerge de l'un de ces domaines peut être reconnue à sa
juste valeur parce qu'elle dispose d'un rapport thématique avec ce qui
est déjà connu. Ceux qui n'ont pas accès au « domaine
» en question ne sont donc pas en mesure d'y apporter une contribution
créative. Pour que l'acte d'une personne soit considéré
comme étant « créatif », il faut aussi d'une part que
la personne dispose d' « antécédents personnels », et
d'autre part que celle-ci puise dans ce que Csikszentmihalyi dénomme le
« champ social », afin de pouvoir offrir une alternative au sein d'un
domaine particulier. Ce champ social va permettre d'imposer les conditions
nécessaires à l'acceptation, ou au contraire au rejet des actes
créatifs.
Figure 20
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in
the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 197.
Pour prendre un exemple concret, la seconde moitié des
années soixante dans le domaine musical s'est ainsi largement
imprégnée d'un champ social transformé par la
culture pop, définie comme nous l'avons vu par Hamilton puis par
Neville. Dans ces conditions, irriguées en outre par les
désillusions du gouvernement Wilson alors que son ministre des affaires
économiques George Brown disait lui-même vouloir « lancer le
pays sur la route du
332Cf. CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly,
Creativity : flow and the psychology of discovery and invention
(1997).
progrès »333, mais par un bilan
nettement plus heureux grâce une série de législation
libérale dans le domaine des moeurs et de la culture, les Beatles et
ceux qui leur ont succédé participent d'une émulation
créative qui, sans la présence et la reconnaissance de leur
environnement contextuel, n'aurait probablement pas pu voir le jour.
Cette théorie, si elle n'est pas sans défauts,
rappelle également le rôle clé de la « motivation
intrinsèque » des artistes et de la prise d'initiative dans le
développement de la créativité
(antécédents personnels). Dans la lignée de
Csikszentmihalyi, Teresa Amabile334 propose également trois
composantes essentielles comme influençant la mise en oeuvre de
l'innovation : la motivation intrinsèque de la personne, ses
compétences et la pensée créative. Si Amabile ne propose
que deux niveaux d'analyse que sont l'individu (les artistes) et l'organisation
(les firmes), le modèle de Woodman, Sawyer et Griffin335 le
complète et montre que l'idée de créativité
résulte de l'interaction entre différents domaines sociaux :
« Ils prennent des caractéristiques individuelles (aptitudes
cognitives, personnalité, motivation intrinsèque, connaissances)
qui interagissent avec des caractéristiques de groupe (normes,
cohésion, taille, rôles, tâche, diversité, techniques
de résolution des problèmes), qui elles-mêmes interagissent
avec des caractéristiques organisationnelles (culture, ressources,
récompenses, stratégie, structure, technologie). » 336
Cette mosaïque complexe de caractéristiques individuelles,
groupales et organisationnelles créée le contexte, la situation
créative dans laquelle joue les comportements individuels et groupaux et
qui donneront naissance au produit créatif (l'innovation). Après
avoir analysé de façon précise l'influence du milieu
social et les motivations intrinsèques des artistes que l'on retrouvent
au niveau de la conception des disques, le chapitre suivant sera
consacré à l'organisation des firmes, bousculée par cette
relance de la créativité musicale.
Conclusion du chapitre :
Face à ces multiples transformations, il reste
difficile de définir la culture de l'époque, entre ceux notamment
qui y voient une culture « globale » née de la conjonction de
la société
333 La situation se détériore alors dans tous
les secteurs économiques (500 000 demandeurs d'emplois à la fin
de l'année 1966, soit + 65% depuis 1965.
334 Cf. AMABILE, Teresa, « A model of creativity
and innovation in organizations » (1988).
335 Cf. WOODMAN, R. W., SAWYER, J. E., GRIFFIN, R.
W., « Toward a theory of organizational creativity » (1993).
336 VIALA, Céline, PEREZ, Marie, « La
créativité organisationnelle au travers de l'intrapreneuriat :
proposition d'un nouveau modèle », AIMS, Luxembourg, 2010, p. 6.
150
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
technologique et médiatique d'abondance, avec le
désir de rapprochement entre les niveaux de culture et la naissance
d'un way of life original, et ceux qui préfèrent
distinguer une multitude de subcultures (youth culture,
underground culture, street culture, etc.), dont le point
commun peut - éventuellement - être la musique.
On peut cependant y distinguer une trajectoire globale, celle
où on passe du vedettariat pop à des bouleversements
créatifs. Au sein des mutations du dispositif créatif, si la
partition n'est pas abandonnée (elle reste nécessaire à
l'écriture des mélodies), elle vient néanmoins se placer
à un autre moment de la chaîne de traitement du son, à une
position nouvelle au sein du réseau technique. Dès lors, la
création passe par l'intermédiaire de la
technologie et devient le matériau de base à partir duquel le
travail s'organisait, dans un esprit d'autonomie le plus total et ce afin de
promouvoir le domaine de la composition (et non plus seulement de la
réinterprétation ou du covering) comme moyen
d'accès à la « haute culture ». Ce paradigme devient ni
plus ni moins le nouveau modèle à partir duquel on conçoit
la musique337, et dont on retrouve des traces jusque dans nos
sociétés actuelles (par exemple, le home studio,
où un PC est équipé d'une carte son et d'un logiciel
d'acquisition et de montage, permet de modéliser un studio dans quelques
mètres carrés).
337 Cf. RIBAC, François, « La circulation
et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en
Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture
et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général
de Seine-Saint-Denis, 2007.
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