A/ Une décision commerciale
La première des mutations touchant l'industrie du
disque est donc la conséquence d'une évolution artistique que les
technologies du studio ont contribué à favoriser. Les sorties
successives du Rubber Soul des Beatles en décembre 1965 et de
leur Revolver en août 1966, précédées de
quelques mois du Pet Sounds des Beach Boys en mai, montrent que
l'industrie musicale entre dans une nouvelle ère : celle de l'album,
d'autant que la stricte rotation des
316 RIBAC, François, « La circulation et l'usage
des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France
», Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires
», DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de
Seine-Saint-Denis, 2007, p. 19.
317 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music
industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 131.
tubes « commerciaux » tend à diminuer
progressivement. Il faut cependant attendre 1968 pour que les ventes de
33-tours dépassent celles des 45-tours en Grande-Bretagne318.
On s'en souvient, alors que l'industrie du disque dans les années
cinquante réservait plutôt l'usage du LP pour la musique classique
et le 45-tours pour la musique populaire, cette suprématie est largement
remise en cause voire même détrônée par l'album de
rock.
La décision du groupe de blues rock anglais Led
Zeppelin d'ignorer délibérément le marché du single
en ne sortant que des 33-tours constitue donc un acte commercial
particulièrement téméraire, une façon de snober les
charts du Top 40. Le passage radio d'un single, en parfois l'apparition
télévisée constituaient une visibilité
assurée dans les charts et une publicité indispensable au travail
du groupe ; après tout, même en pensant que les singles soient
destinés au marché éphémère des adolescents
ou non, ils continuaient à servir de carte de visite pour les
groupes319 et ce, toutes tendances musicales confondues (rock-pop,
blues-soul). Led Zeppelin, en évitant soigneusement la machine
de la « fabrique à tube » et les revenus qui y sont
attachés, se forgèrent une réputation inoxydable, sur le
long terme néanmoins : au début des années soixante-dix,
ils régnaient sur le monde du rock avec le succès que l'on
connaît, y compris par leurs ventes d'albums320.
B/ Une décision artistique avant tout
Ensuite, non content de dépasser son rôle de
compilation de 45-tours à succès auquel il était
cantonné auparavant, l'album devient une entité artistique propre
que de nombreux groupes cherchent à imiter. Cet éclatement des
formats traditionnels qui atteint toute l'industrie musicale en Angleterre, et
notamment la vague psychédélique de la fin des années
soixante dont nous reparlerons, n'aurait probablement pas voir le jour sans
l'essor des scènes musicales de la côte Ouest des
États-Unis. Dans la région de San Francisco par exemple, la
sortie de single précédent la vente de l'album n'est pas une
nécessité. Plus évocateur encore, les radios abandonnent
la stricte rotation des tubes et laissent le choix aux programmateurs de
diffuser ce qu'ils souhaitent : extraits d'albums, bandes inédites,
faces B peu connues, etc.321
318 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label
» in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al.,
Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science,
Lavoisier, Réseaux : communication - technologie -
société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, p. 73.
319 Des formations anglaises comme Cream, Deep Purple ou Black
Sabbath, dont la musique comprend des similitudes avec le rock explosif de Led
Zeppelin, ne s'en sont pas privés.
320 WARNER, Simon, op. cit., p. ?
321 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL,
op. cit., p. 50.
Des groupes psychédéliques comme le Jefferson
Airplane322, le Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service ou
encore Moby Grape firent en sorte que leurs morceaux soient affranchis des
temps d'écoute imposés, ambition que l'on retrouve encore plus
lors des prestations live. À Los Angeles, d'autres groupes
sortent des albums à la sophistication musicale
inédite323. Cette mutation s'accompagne de l'éclosion
d'une nouvelle génération de journalistes, avec à sa
tête l'équipe du magazine de San Francisco Rolling Stone,
qui cultive l'idée d'une dimension artistique de la musique populaire et
valorise un aspect créatif plutôt que commercial. Par
conséquent, ce n'est plus forcément le single qui a valeur de
test d'entrée dans une maison de disques, mais plutôt le long
format. Le single lui-même est aussi sujet à transformation. En
Angleterre, c'est un morceau des Rolling Stones, « Going Home » (sur
l'album Aftermath, avril 1966), long de onze minutes, qui ouvre la
voie à des chansons excédant de plus en plus les minutes «
réglementaires » du passage à la radio.
Ainsi, lorsque sort le 1er juin 1967 l'album
Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, qui n'avaient alors pas
spécifiquement besoin de se forger une réputation, on est
à l'apogée de ce mouvement de l'industrie vers la valorisation du
33-tours. Même s'il ne présente pas d'unité narrative
globale, et si on retrouve déjà des préquelles dans leurs
précédents morceaux (la sitar de « Norvegian Wood », le
quatuor à cordes sur « Yesterday » ou « Eleanor Rigby
», etc.), le disque est considéré comme le premier des
« albums concepts », une forme d'innovation musicale
spécifiquement britannique, dans sa « tentative d'embrasser en
un seul et même kaléidoscope sonore l'ensemble des expressions
musicales, par-delà l'espace et le temps. Européenne ou indienne,
novatrice ou rétro, la musique de Sgt. Pepper trouve sa
cohérence ultime dans la jubilation contagieuse des quatre musiciens
à repousser autant que possible les limites de leur imaginaire,
absorbant tout ce qui [...] peut se passer d'inédit ou de
novateur sur la scène musicale au sens large [...] »
324. Un parallélisme intéressant peut être
repéré avec l'album des Beach Boys, Pet Sounds, sorti le
16 mai 1966. Les deux groupes, de chaque côté de l'Atlantique mais
unis par la même maison de disque EMI (ou du moins Parlophone pour les
Beatles, et Capitol, rachetée par EMI, pour les Beach Boys), se
livraient alors à une compétition confraternelle pour
créer à chaque fois un album plus ambitieux et réussi que
le dernier en date de leur concurrent et néanmoins ami (d'où le
cheminement Rubber Soul > Pet Sounds > Sgt.
Pepper > Smile). On trouve
322 Son troisième album de 1967, After Bathing at
Baxter's, présente par exemple cinq grandes parties avec une
alternance dans les morceaux entre parties instrumentales et lyriques.
323 On peut donner plusieurs exemples comme les Doors (The
Doors, 1967), Love (Forever Changes, 1967), The Mamas & the
Papas, les Monkees, etc.
324 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot
et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], pp. 15-16.
notamment sur Pet Sounds une multitude de sons
rajoutés, d'instruments divers et d'arrangements raffinés afin de
créer des couleurs riches et subtiles, qui sont le fruit du leader Brian
Wilson et que l`on retrouvera par la suite chez les Beatles. Dans
l'émergence d'une nouvelle forme musicale elle aussi très
britannique, le rock dit « progressif », dont nous reparlerons
brièvement, les deux albums furent très influents sur la
génération suivante de musiciens.
Malgré tout, le premier album
délibérément conceptuel s'intitule S.F. Sorrow
des Pretty Things, sorti en décembre 1968. Produit par Norman Smith (qui
travailla sur les premiers albums des Beatles) de façon artisanale avec
des moyens limités, le disque, en dépit de ses qualités,
tombe rapidement dans l'oubli. Si ses ambiances contrastées lancent la
mode des opéras rock, disposant pour la première fois d'une
cohérence narrative, il est occulté par le Days of Future
Passed des Moody Blues (novembre 1967), album symphonique sorti avec
l'appui du London Festival Orchestra et qui se place au-delà des carcans
habituels de la pop music. À la fin de la décennie
néanmoins, l'album de musique rock atteint une cohérence
parfaitement réfléchie, soudant musique et texte autour de la
dramatisation du récit. Dès 1966, les Who commencent à
explorer des thèmes inhabituels ; trois ans plus tard, cette
démarche amène le groupe à produire son oeuvre la plus
aboutie, Tommy, tentative accomplie de dépasser le format de la
chanson, privilégiant un récit cohérant tout au long de
l'album. Quant aux Kinks, ils s'engagent dans une voie nettement plus
littéraire en délivrant dans leurs chansons une exploration
sociologique, parfois critique en ambigüe, de l'Angleterre des
années soixante (The Kinks Are the Village Green Preservation
Society, novembre 1968 ; Arthur (Or the Decline and Fall Of the
British Empire), octobre 1969).
Une nouvelle vague de groupes, dits progressifs et qui
émergent dans la seconde moitié des années soixante (Pink
Floyd, Genesis, Yes, Caravan,...), dont l'album est le format de
prédilection, accentuera cette « intellectualisation » de la
musique rock en valorisant sa conscience artistique et son sérieux par
rapport au genre « pop » - évolution déjà
perceptible sur le premier disque des Pink Floyd, The Piper at the Gates of
Dawn (août 1967), celui de Cream (Disraeli Gears, novembre
1967) et surtout celui de
King Crimson, In the Court of the Crimson King
(octobre 1969). Le début de la décennie
suivante confirmera la consécration de l'album en tant
que format dominant.
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