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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale?

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par Matthieu MARCHAND
Université Michel de Montaigne - Bordeaux III - Master Histoire 2012
  

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A/ Une décision commerciale

La première des mutations touchant l'industrie du disque est donc la conséquence d'une évolution artistique que les technologies du studio ont contribué à favoriser. Les sorties successives du Rubber Soul des Beatles en décembre 1965 et de leur Revolver en août 1966, précédées de quelques mois du Pet Sounds des Beach Boys en mai, montrent que l'industrie musicale entre dans une nouvelle ère : celle de l'album, d'autant que la stricte rotation des

316 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 19.

317 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 131.

tubes « commerciaux » tend à diminuer progressivement. Il faut cependant attendre 1968 pour que les ventes de 33-tours dépassent celles des 45-tours en Grande-Bretagne318. On s'en souvient, alors que l'industrie du disque dans les années cinquante réservait plutôt l'usage du LP pour la musique classique et le 45-tours pour la musique populaire, cette suprématie est largement remise en cause voire même détrônée par l'album de rock.

La décision du groupe de blues rock anglais Led Zeppelin d'ignorer délibérément le marché du single en ne sortant que des 33-tours constitue donc un acte commercial particulièrement téméraire, une façon de snober les charts du Top 40. Le passage radio d'un single, en parfois l'apparition télévisée constituaient une visibilité assurée dans les charts et une publicité indispensable au travail du groupe ; après tout, même en pensant que les singles soient destinés au marché éphémère des adolescents ou non, ils continuaient à servir de carte de visite pour les groupes319 et ce, toutes tendances musicales confondues (rock-pop, blues-soul). Led Zeppelin, en évitant soigneusement la machine de la « fabrique à tube » et les revenus qui y sont attachés, se forgèrent une réputation inoxydable, sur le long terme néanmoins : au début des années soixante-dix, ils régnaient sur le monde du rock avec le succès que l'on connaît, y compris par leurs ventes d'albums320.

B/ Une décision artistique avant tout

Ensuite, non content de dépasser son rôle de compilation de 45-tours à succès auquel il était cantonné auparavant, l'album devient une entité artistique propre que de nombreux groupes cherchent à imiter. Cet éclatement des formats traditionnels qui atteint toute l'industrie musicale en Angleterre, et notamment la vague psychédélique de la fin des années soixante dont nous reparlerons, n'aurait probablement pas voir le jour sans l'essor des scènes musicales de la côte Ouest des États-Unis. Dans la région de San Francisco par exemple, la sortie de single précédent la vente de l'album n'est pas une nécessité. Plus évocateur encore, les radios abandonnent la stricte rotation des tubes et laissent le choix aux programmateurs de diffuser ce qu'ils souhaitent : extraits d'albums, bandes inédites, faces B peu connues, etc.321

318 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, p. 73.

319 Des formations anglaises comme Cream, Deep Purple ou Black Sabbath, dont la musique comprend des similitudes avec le rock explosif de Led Zeppelin, ne s'en sont pas privés.

320 WARNER, Simon, op. cit., p. ?

321 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., p. 50.

Des groupes psychédéliques comme le Jefferson Airplane322, le Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service ou encore Moby Grape firent en sorte que leurs morceaux soient affranchis des temps d'écoute imposés, ambition que l'on retrouve encore plus lors des prestations live. À Los Angeles, d'autres groupes sortent des albums à la sophistication musicale inédite323. Cette mutation s'accompagne de l'éclosion d'une nouvelle génération de journalistes, avec à sa tête l'équipe du magazine de San Francisco Rolling Stone, qui cultive l'idée d'une dimension artistique de la musique populaire et valorise un aspect créatif plutôt que commercial. Par conséquent, ce n'est plus forcément le single qui a valeur de test d'entrée dans une maison de disques, mais plutôt le long format. Le single lui-même est aussi sujet à transformation. En Angleterre, c'est un morceau des Rolling Stones, « Going Home » (sur l'album Aftermath, avril 1966), long de onze minutes, qui ouvre la voie à des chansons excédant de plus en plus les minutes « réglementaires » du passage à la radio.

Ainsi, lorsque sort le 1er juin 1967 l'album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, qui n'avaient alors pas spécifiquement besoin de se forger une réputation, on est à l'apogée de ce mouvement de l'industrie vers la valorisation du 33-tours. Même s'il ne présente pas d'unité narrative globale, et si on retrouve déjà des préquelles dans leurs précédents morceaux (la sitar de « Norvegian Wood », le quatuor à cordes sur « Yesterday » ou « Eleanor Rigby », etc.), le disque est considéré comme le premier des « albums concepts », une forme d'innovation musicale spécifiquement britannique, dans sa « tentative d'embrasser en un seul et même kaléidoscope sonore l'ensemble des expressions musicales, par-delà l'espace et le temps. Européenne ou indienne, novatrice ou rétro, la musique de Sgt. Pepper trouve sa cohérence ultime dans la jubilation contagieuse des quatre musiciens à repousser autant que possible les limites de leur imaginaire, absorbant tout ce qui [...] peut se passer d'inédit ou de novateur sur la scène musicale au sens large [...] » 324. Un parallélisme intéressant peut être repéré avec l'album des Beach Boys, Pet Sounds, sorti le 16 mai 1966. Les deux groupes, de chaque côté de l'Atlantique mais unis par la même maison de disque EMI (ou du moins Parlophone pour les Beatles, et Capitol, rachetée par EMI, pour les Beach Boys), se livraient alors à une compétition confraternelle pour créer à chaque fois un album plus ambitieux et réussi que le dernier en date de leur concurrent et néanmoins ami (d'où le cheminement Rubber Soul > Pet Sounds > Sgt. Pepper > Smile). On trouve

322 Son troisième album de 1967, After Bathing at Baxter's, présente par exemple cinq grandes parties avec une alternance dans les morceaux entre parties instrumentales et lyriques.

323 On peut donner plusieurs exemples comme les Doors (The Doors, 1967), Love (Forever Changes, 1967), The Mamas & the Papas, les Monkees, etc.

324 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], pp. 15-16.

notamment sur Pet Sounds une multitude de sons rajoutés, d'instruments divers et d'arrangements raffinés afin de créer des couleurs riches et subtiles, qui sont le fruit du leader Brian Wilson et que l`on retrouvera par la suite chez les Beatles. Dans l'émergence d'une nouvelle forme musicale elle aussi très britannique, le rock dit « progressif », dont nous reparlerons brièvement, les deux albums furent très influents sur la génération suivante de musiciens.

Malgré tout, le premier album délibérément conceptuel s'intitule S.F. Sorrow des Pretty Things, sorti en décembre 1968. Produit par Norman Smith (qui travailla sur les premiers albums des Beatles) de façon artisanale avec des moyens limités, le disque, en dépit de ses qualités, tombe rapidement dans l'oubli. Si ses ambiances contrastées lancent la mode des opéras rock, disposant pour la première fois d'une cohérence narrative, il est occulté par le Days of Future Passed des Moody Blues (novembre 1967), album symphonique sorti avec l'appui du London Festival Orchestra et qui se place au-delà des carcans habituels de la pop music. À la fin de la décennie néanmoins, l'album de musique rock atteint une cohérence parfaitement réfléchie, soudant musique et texte autour de la dramatisation du récit. Dès 1966, les Who commencent à explorer des thèmes inhabituels ; trois ans plus tard, cette démarche amène le groupe à produire son oeuvre la plus aboutie, Tommy, tentative accomplie de dépasser le format de la chanson, privilégiant un récit cohérant tout au long de l'album. Quant aux Kinks, ils s'engagent dans une voie nettement plus littéraire en délivrant dans leurs chansons une exploration sociologique, parfois critique en ambigüe, de l'Angleterre des années soixante (The Kinks Are the Village Green Preservation Society, novembre 1968 ; Arthur (Or the Decline and Fall Of the British Empire), octobre 1969).

Une nouvelle vague de groupes, dits progressifs et qui émergent dans la seconde moitié des années soixante (Pink Floyd, Genesis, Yes, Caravan,...), dont l'album est le format de prédilection, accentuera cette « intellectualisation » de la musique rock en valorisant sa conscience artistique et son sérieux par rapport au genre « pop » - évolution déjà perceptible sur le premier disque des Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn (août 1967), celui de Cream (Disraeli Gears, novembre 1967) et surtout celui de

King Crimson, In the Court of the Crimson King (octobre 1969). Le début de la décennie

suivante confirmera la consécration de l'album en tant que format dominant.

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