C/ Musique savante et studio
313 Les exemples les plus célèbres sont le final
de « Itchycoo Park » des Small Faces (1967), la version de « You
Don't Love Me » de Bloomfield, Kooper et Stills ou « Pictures of
Matchstick Men » de Status Quo (1968), qui évoquent le
décollage d'un avion à l'origine du nom de skying.
Dernier point, les ressources du studio ne furent pas
uniquement mises au point pour la musique populaire, mais servit
également pour la musique savante et purement expérimentale.
David Bedford, par exemple, adopta avec enthousiasme la notion spatiotemporelle
et les techniques vocales et instrumentales de John Cage dans sa Music for
Albion Moonlight (1965). Ses 18 Bricks Left on April 21st pour
deux guitares électriques (1967) se terminent par une improvisation de
cinq minutes qui n'utilise qu'un feedback électrique. Roger
Smalley et Tim Souster étudièrent tous les deux avec Karlheinz
Stockhausen ; leur ensemble Intermodulation, fondé à la fin des
années soixante, explora l'interaction entre électronique et
improvisation. L'oeuvre de Smalley, Pulses for 5 × 4 Players
(1969), utilise une notation qui accorde un haut niveau de liberté aux
musiciens dont les sons sont électroniquement modifiés en
studio314. Car si peu de compositeurs anglais n'ont atteint
l'avant-gardisme visionnaire de Stockhausen, Krzysztof Penderecki, Steve Reich
ou Witold Lutoslawski, il n'empêche que la musique expérimentale
fut accueillie avec enthousiasme et, fait original, fut largement
diffusée grâce à la BBC et son controller of music
(directeur de la musique) William Glock qui se tenait au courant des
idées avant-gardistes venues du continent, tout en maintenant une
certaine idée de la tradition. Paradoxalement, c'est par le concert que
le public s'enticha pour ces années de découvertes : Pierre
Boulez, figure de la musique dite « concrète », dirigea pour
la première fois le BBC Symphony Orchestra en 1964 et assura les
premières britanniques, européennes ou mondiales d'oeuvres
représentatives des compositeurs les plus importants de l'époque
: Stravinsky, Carter, Holliger, Maderna, Stockhausen, Ligeti, Globokar, Berio,
Zimmermann et Messiaen315.
II/ Du single au « concept album »
On l'aura compris, toutes les ressources du studio
d'enregistrement sont mises à contribution afin de créer une
véritable oeuvre en soi, où rien n'est laissé au hasard.
Forgé par le sociologue Bennett que j'ai déjà
évoqué, le concept de recording consciousness, bien que
difficile à traduire, est significatif d'une tendance du
recording à se diffuser dans la plupart des espaces où se
joue la musique populaire. Autrement dit, le mode d'organisation du studio et
ses technologies de pointe sont transportés par les musiciens dans les
équipements, les
314 CROSS, Jonathan, « Compositeurs et institutions en
Grande-Bretagne » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques :
une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud /
Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p.
584.
315 Idem, pp. 582-583.
instruments, les studios de répétition et la
scène316, même si ce dernier aspect paraît moins
évident en raison de la volonté des artistes qui,
précisément, s'approprient la technologie du studio pour
envisager un disque qu'il va être difficile d'interpréter sur
scène. Chaque face de disque est en effet conçue comme un tout
incorporant un panel d'artifices sonores qui vont lui donner une
cohérence appropriée, tandis que la place des morceaux et les
enchaînements y sont particulièrement soignés. Le pic
artistique est pour beaucoup considéré lors de la parution en
juin 1967 du mythique Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des
Beatles. Premier véritable « album concept », il est le fruit
de plus de neuf cents heures de production, que George Martin a pu pleinement
mettre à profit depuis son départ de Parlophone, pourtant devenu
le sous-label d'EMI économiquement le plus rentable, et avec la
création en 1965 de l'Associated Independent Recording (AIR),
en compagnie de John Burgess et de
Peter Sullivan317. Attention à ne pas trop
surévaluer la prééminence du travail de George Martin sur
les Beatles ; c'est en effet parce qu'il laissa l'autonomie de
créativité à la paire de musiciens Lennon/McCartney que
leurs disques eurent autant d'impact. À aucun moment Martin refusa que
ses poulains ne touchent à des instruments, à la
différence de Joe Meek et des producteurs américains, dont les
commanditaires et la nécessité d'engranger des tubes «
à la chaîne » étaient un moyen de pression). Le
célèbre producteur n'avait aucun doute des talents du groupe
qu'ils ont fait mûrir sans la pression du commerce, et ce grâce
à une solide culture musicale acquise en écoutant sur les
gramophones portables (v. fin du Chapitre 5) des disques américains. Le
rôle de Martin fut avant tout de guider et de confirmer des choix
esthétiques ; en aucun cas il ne les créait vraiment.
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