B/ La modernisation des équipements
Parmi les innovations principales qui ont conduit à la
réussite commerciale, le studio se modernise et renouvelle dans un
premier temps son parc de consoles d'enregistrement, d'abord aux
États-Unis : Pete Townshend (leader du groupe The Who)
s'émerveille ainsi en visitant le studio Gold Star de
Hollywood309. Ce dernier, dont l`agencement scientifique
308 WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les
musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe
(Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques
populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul,
Mélanie Séteun, coll. « Musique et société
», 2008, p. 185.
309 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey,
Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane
à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, p. 52.
permet pour la première fois de retravailler le son au
mixage, fut le lieu dans lequel le wall of sound de producteur
américain Phil Spector fut expérimenté : une prise de son
est réalisée par un groupe important de musiciens, puis le signal
est retraité dans une chambre d'écho disposant rapidement de
panneaux anti-bruits (à l'époque une cave munie d'enceintes dont
le son réverbéré est capté par des micros
placés en fonction de la source vers laquelle ils sont orientés).
Le résultat donne une puissance unique pour un enregistrement
monophonique310. L'homologue britannique à Spector, qui nous
intéresse davantage, se nomme Joe Meek. Usant quant à lui pour la
première fois de la compression dynamique (réduction des
différences entre les niveaux les plus faibles et les plus forts), elle
lui permet l'obtention d'une puissance sonore remarquable à chacun des
enregistrements. Bricoleur de génie qui fabrique ses propres consoles,
perfectionne ses effets, il insère régulièrement des
bruits divers dans ses enregistrements, et n'hésite jamais à
bouleverser les placements des micros ou à remplacer des
éléments de batteries par des objets pour obtenir des sons
inédits. Malgré l'échec du label Triumph Records qu'il
avait créé en 1960, Meek installe son propre studio au 304
Holloway Road à Islington (Londres) dont lequel il conçoit une
série de succès : « Johnny Remember Me » de John
Leyton, « Have I the Right » des Honeycombs et, probablement son
titre le plus connu, « Telstar » des Tornadoes (1962) : un
instrumental révélateur de la musique sur bande qui pouvait
désormais être méticuleusement travaillée avant
d'être transférée sur disques. Il fut réalisé
avec des bandes enregistrées par le groupe sur lesquelles Meek rajouta
de nombreux effets et un clavioline pour donner un son très
énergique311. Profondément paranoïaque, toujours
inquiet de se faire voler ses innovations, Joe Meek finit par se suicider en
1967. Son travail marque de façon représentative d'une part la
fin de la pièce unique, où les musiciens jouaient quasiment en
direct au début de la décennie, et d'autre part la
possibilité de retravailler le son au mixage grâce à de
nouvelles gammes d'amplificateurs.
À ces modernisations d'équipement s'ajoute
l'apparition d'un nouveau matériel qui contribue à élargir
l'appareil sonore. Par exemple, la pédale wah-wah,
destinée à la guitare,
310 On peut trouver des exemples intéressants dans des
titres plus que célèbres comme le « Be My Baby » des
Ronettes, ou encore le « Da Doo Ron Ron » des Crystals. Une
compilation reprend la plupart de ses titres à succès de
l'époque (Back to Mono).
311 KOSMICKI, Guillaume, op. cit., pp.
150-151.
est lancée vers 1966 : « Ce système
simple requiert un filtre passe-bande et un potentiomètre. Le filtre
laisse passer une bande de fréquences graves ou aigues en fonction de la
position de la pédale qui actionne le potentiomètre. Les
sonorités de guitare se trouvent transformées en des «
waaaahh » qui ressemblent aux pleurs d'un bébé.
»312 Quant à la fuzz box,
déjà présente dans les studios depuis 1964 (Dave Davies
des Kinks l'utilise sur « You Really Got Me »), elle devient une
pièce importante du son psychédélique britannique. Sous la
forme d'une pédale qui provoque elle aussi une distorsion du son de
guitare, elle renouvelle le son des Hollies comme sur « Then the
Heartaches Begin », extrait de l'album Evolution. À partir
de 1967, toutes les pédales de distorsion sont dénommées
indirectement fuzz box et serviront de base aux
expérimentations les plus folles que l'on peut entendre sur des albums
comme Disraeli Gears de Cream (dont le guitariste est Eric Clapton) et
surtout le Electric Ladyland (1968) de Jimi Hendrix, enregistré
au départ aux studios Olympic à Londres.
Cependant, la principale modernisation des techniques
d'enregistrement qui ne remet pas uniquement au goût du jour des
techniques parfois anciennes réside dans la généralisation
des studios multipistes. Alors que depuis le début de la
décennie, toutes les consoles d'enregistrement fonctionnent à
quatre pistes, l'arrivée du huit pistes en 1968 représente une
évolution inestimable. Si on revient aux liens qui unissent l'innovation
technologique et le son des Beatles, le magnétophone quatre pistes leur
déjà permettaient de « tracker » (ou technique de
l'overdubbing), à savoir recopier ou de rajouter sur une piste
ce qu'ils avaient déjà enregistré sur les trois autres.
L'effet de compression permettait à des instruments comme le mellotron
(un ancêtre du synthétiseur) de lire des bandes pré
enregistrées où figurent par exemple des instruments en solo, des
sections orchestrales ou encore des rythmiques toutes prêtes : on en
trouve un exemple flagrant sur la chanson « Strawberry Fields Forever
» (novembre 1966), dont les montages de bandes (certaines étant
même passées à l'envers) contribue à étoffer
la texture des sons. L'usage des bandes inversées, issues de
l'avant-garde, permettaient en l'occurrence, si on les accélérait
ou si on les passait à l'envers, de créer différents
effets, celui d'une impression d'ascension, de rêve, ou de reproduction
de prise de substances psychotropes. Quant au huit pistes, composé de
quatre pistes mono et quatre pistes stéréo, cette technologie
permettait d'utiliser plusieurs pistes pour les voix, une pour la batterie, une
pour la basse, etc., et, en jouant sur les effets mono/stéréo, de
donner du relief à la musique. Ces nouvelles perspectives obligent les
ingénieurs à se surpasser pour permettre au bouillonnement
créatif des artistes de se matérialiser : respectivement, les
albums Revolver
312 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL,
op. cit., p. 53.
et Sergent Pepper des Beatles furent
enregistrés sur un quatre pistes pour l'un, et sur un huit pistes pour
l'autre. Il en découle des fusions incroyables d'ambiances
diversifiées qui s'enchaînent comme des tableaux sonores au sein
d'un même morceau. Si il serait fastidieux et trop long pour en faire
l'énumération, on peut néanmoins en donner quelques
exemples significatifs : sur la chanson « Tomorrow Never Knows », on
entend une boucle rythmique à la sonorité particulière,
obtenue par l'association de la batterie jouée en direct avec huit
magnétophones contrôlant des boucles actionnées au fur et
à mesure par les techniciens du studio ; le titre « A Day in the
Life » inclue un orchestre symphonique au milieu d'une ballade à
tiroirs dans laquelle les voix changent sans cesse de couleur sous l'effet
d'une réverbération couplée avec un filtrage ; dans le
morceau « Good Vibrations » des Beach Boys, probablement le plus en
avance des années soixante, enregistré dans quatre studios
différents durant six mois à l'image d'un patchwork sonore, les
jeux de volumes sur les potentiomètres lors du mixage sont remarquables
tandis que l'usage d'un theremin, fait rare, contribue à
l'originalité du morceau qui offre en outre une structure très
variée et affranchie du traditionnel couplet/refrain. On pourrait encore
multiplier les exemples.
L'innovation intervient également au niveau vocal
puisque les voix trafiquées sont une constante de la musique
psychédélique. L'un des moyens utilisés pour y parvenir
est d'enregistrer la voix à travers une cabine Leslie (du nom de son
inventeur Donald Leslie, haut-parleur tournant dont on peut faire varier la
vitesse de rotation) puis de l'enregistrer de nouveau, ce qui produit un effet
de vibrato intermittent. Les enceintes Leslie étaient souvent
couplées avec un orgue Hammond (v. par exemple « Tarkus » du
groupe Emerson, Lake & Palmer). Le mégaphone est également
souvent utilisé sur disque. Autre technique, le système ADT
(Artificial Double Tracking), développé en 1966 par les
ingénieurs des studios EMI à la demande des Beatles. Elle
consiste à doubler une piste sonore (vocale ou instrumentale) et
à la décaler très légèrement pour donner
l'impression que deux instruments ou voix ont été
enregistrées. Si on augmente le délai, il se forme un effet
de phasing, jusqu'à obtenir deux sons distincts. Appelé
à l'époque « skying », ce
procédé est associé à la musique
psychédélique313. De manière
générale, l'ADT permet au musicien de ne plus avoir à
s'enregistrer deux fois à la suite.
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