CHAPITRE 7 : LES SUPPORTS DE LA
CRÉATIVITÉ
Plus les techniques de reproduction se sont imposées et
plus les performeurs populaires sont devenus des faiseurs de son car ils
trouvèrent matière à création. Rapidement, les
innovations techniques individualisèrent rapidement le travail de chacun
des artistes soucieux d'expérimenter, leur donnant une palette de
ressources pouvant être étendues à l'infini. Alors qu'aux
États-Unis dans les années cinquante, les compagnies
discographiques recrutaient les artistes et décidaient quel
répertoire ils enregistreront, le papier musique
demeurait toujours à la base du système de production
puisque l'on confiait le plus souvent au chanteur un morceau au
préalable déjà composé. Libre à lui par la
suite de faire du procédé d'enregistrement un facteur plus ou
moins évident de réussite afin de transformer l'écriture
du morceau en une réinterprétation personnelle. Dans tous les
cas, la distinction auteur-compositeur/interprète y est très
nette306. Néanmoins, les Beatles montrent que les
règles du jeu durant les années soixante ont changé : le
groupe n'est plus seulement l'interprète de tubes composés par
d'autres, mais il compose désormais soi-même, n'hésitant
pas à faire du studio et des machines (la bande magnétique, par
sa plus grande maniabilité, remplace l'ancienne partition) les vecteurs
de toutes les possibilités et de toutes les audaces. L'album qui en
résultait ne comprenait plus de reprises, mais il était
dès lors le fruit d'un travail minutieux, à la fois sur le plan
sonore mais également sur le plan visuel.
If Le studio d'enregistrement : symbiose entre technologie
et créativité
A/ Pourquoi le studio ?
306 C'était notamment le cas au Brill Building
américain, véritable usine à tubes, ou dans certains
labels comme Motown ou Stax, au sein desquels des équipes
d'auteurs-compositeurs produisaient des chansons destinées à
être enregistrées par des artistes sous contrat.
Le studio constitue l'environnement de départ du
nouveau processus de travail, et vient confirmer la place nouvelle des
technologies, non plus seulement comme un simple prolongement qui venait
s'ajouter à la performance du chanteur ou de l'instrumentiste (v.
Chapitre 4), mais dans une perspective nouvelle de composition,
détachée spatialement et temporellement des contraintes du «
direct ».
Figure 19
Le studio d'enregistrement moderne se constitue d'une salle
où se placent les musiciens, captés par des micros, une autre
où se trouvent les techniciens et les appareillages (la cabine, ou
control room), séparées par une vitre. Les sons passent par
un amplificateur (qui est augmenté d'un vumètre et d'un
potentiomètre permettant d'augmenter le volume lors de passages trop
doux ou de le diminuer au contraire pour éviter la distorsion du signal)
et sont relayés ensuite par un haut-parleur. Le système se
perfectionne avec la table de mixage, augmentant les possibilités de
contrôle du volume sonore, mais aussi de filtrage.
Tiré de : ANGELO, Mario d', La renaissance du disque
: les mutations mondiales d'une industrie
culturelle, Paris, La Documentation française,
1989, p. 20.
Devant leur succès considérable, la
décision des Beatles de mettre fin à leurs représentations
publiques à partir de 1966 est très significative des obstacles
qu'ils rencontrent alors lors de leurs prestations scéniques : couverts
par les hurlements du public, les systèmes de sonorisation de
l'époque sont alors incapables de faire le poids dans les stades
immenses dans lesquels ils se produisent. Réduits à à
peine effleurer le chant et le jeu instrumental, totalement noyés par
les cris des fans alors que les façades sonores n'apparaîtront
qu'en 1968-1970307, il paraît difficile dès lors de
permettre un quelconque sursaut créatif sans se détacher des
contraintes du direct.
307 KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques :
des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, p.
153.
L'audacieuse décision des Beatles permet donc de
comprendre que le phénomène de la Beatlemania ne peut être
réduit à une simple stratégie marketing selon les normes
que j'ai pu montrer lors du précédent chapitre. Ce fut du moins
le cas jusqu'au milieu des années soixante, afin de permettre le
lancement du groupe sous l'impact de l'inconséquence tant musicale que
littéraire des premiers tubes, uniquement portés par
l'enthousiasme communicatif de l'interprétation. Or, le statut de «
groupe culte » qu'on lui accorde à l'heure actuelle tient plus dans
l'émergence d'un authentique talent mélodique par la quête
de progressions harmoniques moins prévisibles, bientôt celle d'une
plus grande liberté de ton, influencée par les fulgurantes
audaces poétiques et littéraires de Bob Dylan. Surtout, les
progrès technologiques ont transformé peu à peu le studio,
jusque-là simple lieu de captation, en terrain d'expérimentation
artistique à part entière, mise à profit par le producteur
George Martin dont l'influence sur la musique du groupe n'est plus à
prouver. C'est en studio et nulle part ailleurs que s'invente la musique de
l'avenir ; véritable instrument de création, il va permettre
à Martin de s'orienter peu à peu dans des voies de plus en plus
expérimentales que les enregistrements et les technologies
instrumentales en plein développement vont pousser à bout.
Certains sociologues remarquent d'ailleurs à juste titre le paradoxe
esthétique qui habite la musique pop, entre d'une part une forme
musicale
simple, et en contrepartie une production technique des plus
affutées pour produire un son toujours plus précis308.
Le travail se concrétise surtout à partir de Rubber Soul
en 1965 et de Revolver en 1966, en même temps que sort en
parallèle sur le label Capitol l'album Pet Sounds des Beach
Boys (1966), tout aussi révolutionnaire, et le single « Good
Vibrations » du même groupe.
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