II/ L'inscription du phonographe au sein des dispositifs
d'écoute existants
L'interaction entre ces deux catégories d'intervenants
que sont les ingénieurs et le public a donc pu permettre au
médium un déplacement des champs administratif, scientifique et
du « divertissement de foire » vers les champs culturel et
artistique. Qui plus est, le phonographe doit aussi faire face à un
univers préexistant dans lequel les anciens dispositifs d'écoute
ne disparaissent pas pour autant. En effet, ce n'est pas uniquement parce qu'un
marché musical tourné vers la musique classique se dessine que
les recherches techniques évoluent, mais c'est aussi parce que
l'imposition du phonographe passe par une adaptation de ses
propriétés acoustiques à un univers déjà
connu des amateurs de musique : celui du concert. N'oublions pas que ce dernier
était l'un des rares moyens d'accès à la musique,
au-delà de la pratique
29 Le mono face est conservé jusqu'à la
fin des années 1920 malgré tout. Idem,
p. 116.
30 Ce premier type de catalogue constitue alors le
quotidien de la vie musicale amateur, on y trouve de la chanson, des ballades
populaires, des marches interprétées par des musiciens anonymes,
des cènes de rue, etc.
instrumentale, qui nécessitait une connaissance
suffisante du langage musical pour pouvoir décrypter une partition.
A/ Structuration de l'invention technique par comparaison :
le modèle du concert
Dans un premier temps, au sortir de la Première guerre
mondiale, la politique des firmes n'est pas encore tournée vers le
consommateur moyen, encore moins vers les masses. Le phonographe est une
invention qui coûte chère, au caractère élitiste et
qui s'insère au coeur des pratiques musicales bourgeoises. Le
concert reste le moyen le plus en vogue pour écouter de
la musique et entrer en relation avec des interprètes ; il constitue un
paradigme à partir duquel s'inventent des pratiques nouvelles comme le
montrent les comptes-rendus dans les magasines de l'époque :
« Nowadays [...], it is possible to be [...] moved in
[a piece of music] and absorbed in it as one would be in the concert hall.
[...] In a silent room so lightened (or darkened) that one is at
ease.31
Modern records in conjunction with a good gramophone [...]
do sound every bit as good as a performance in a concert hall. This statement
would have been a daring one to make a year ago, but during the last twelve
months some magnificent recordings have been released.
»32
Ce principe de référence à des pratiques
musicales antérieures, l'industrie musicale l'a bien comprise en
préférant s'adapter à un modèle de
référence, plutôt que de l'affronter directement :
l'organisation de « concerts phonographiques » perdure jusque dans
les années 1930, la Gramophone Company en organise un par exemple au
Royal Albert Hall en décembre 1906 et Columbia se lance à son
tour à partir de 1925. Les firmes ont donc eu pour objectif de prendre
en compte l'arsenal familier de l'amateur de musique, ancré dans les
habitudes de l'époque, tout en y trouvant un moyen efficace pour
promouvoir leurs produits. Néanmoins, même si l'objectif
était d'abord de convaincre les membres des classes supérieures
en mettant en valeur les principes d'une écoute « cultivée
» (et aussi afin de faire face à la radio, un médium certes
moins cher mais que l'on dénigrait pour sa consommation
31 SWINNERTON, F., « A defence of the gramophone
», The Gramophone, août 1923, vol. I, n° 3.
32 COOKSON, D. M., rubrique « Correspondence
», The Gramophone, janvier 1936, vol. XIII, n° 152.
passive, massive et indistincte de musique), ces auditions
étaient qui plus est accessibles à un prix modique, d'où
leurs succès auprès des foules33.
L'écoute du phonographe, parce qu'elle était
dans sa nature même différente de celle qui s'épanouit au
concert ou de celle qui accompagne le jeu personnel d'un instrument, a fait
naître des commentaires fouillés sur les paramètres sonores
de l'enregistrement : qualité de la technique d'enregistrement,
sonorité, etc. À ce propos, le phonographe eut également
pour conséquence de faire passer la musique de la graphosphère
à la vidéosphère, d'une technologie fondée sur
l'écriture matérialisée par la partition à un
nouveau paradigme technologique, celui du « son »34.
L'industrie du disque a du réaliser un effort de légitimation du
phonographe si elle souhaitait imposer son invention. Or, par le biais d'une
démarche comparative qui rend compte d'une réalité sonore
et musicale nouvelle par l'intermédiaire de dispositifs techniques
inédits, la qualité sonore d'un enregistrement fait naître
la thématique de la « fidélité
», cette dernière conditionnant la possibilité
d'une émotion esthétique et musicale. Cette notion accompagne
toute l'histoire du médium et de son écoute jusqu'à nos
jours ; elle est également en étroite relation avec le
marché du disque puisque avec l'essor d'une production stimulée
par la concurrence apparaît la possibilité de comparer plusieurs
versions d'une même oeuvre.
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