B/ Structuration de l'invention technique par imitation
Le phonographe s'insère également dans un
contexte plus large de transformation de la vie musicale, celui de
l'introduction d'instruments automatiques (pianos mécaniques souvent
connus sous le nom de pianolas) qui fait la transition entre la stricte
pratique musicale d'un instrument et une « écoute passive ».
Aussi, l'expression « jouer du gramophone » est fréquente
à l'époque. Utilisée à la fin du XIXe siècle
pour libérer l'appareil de son statut de jouet afin de l'inscrire
explicitement dans l'univers de la musique sérieuse35,
l'expression lui reconnaît une vocation musicale qui n'est pas le seul
fait des agents commerciaux. Des pédagogues comme Henry Wood ou Percy
Scholes ont vu dans le nouveau médium un vecteur sans
précédent d'éduction artistique. Henry Wood
(1869-1944) fut en l'occurrence le co-fondateur et le responsable des
« Proms » (London Promenade Concerts) de 1895 à
1941.
33 MAISONNEUVE, Sophie, op.
cit., p. 85.
34 TIFFON, Vincent, « Qu'est-ce que la musique
mixte ? » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.),
Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers
de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 134.
35 Sur la question de la reproduction
mécanique de l'objet d'art, de même qu'un violon est l'oeuvre d'un
artisan et, joué par un artiste, produit de la musique, de même le
phonographe doit être l'oeuvre d'artisans et joué par des
personnes à la sensibilité musicale.
Par l'intermédiaire d'un programme qui alliait «
grande musique » et pièces plus populaires, ces concerts avaient
pour objectif de désacraliser l'écoute et d'éduquer le
grand public à la musique classique. Quant à Percy
Scholes (1877-1958), il fut lui aussi pédagogue musical
impliqué dans le mouvement d'éducation musicale des masses,
à travers notamment la publication de nombreux manuels et livrets encore
l'association au département pédagogique de la Gramophone Company
en 1919. Car s'il faut attendre 1925, date de l'invention du microphone, pour
assister à une reproduction sonore de plus en plus fidèle,
l'écoute sur un phonographe implique l'engagement des compétences
de l'auditeur qui souhaite retrouver avec le plus de fidélité
possible la sensation d'assister à un concert. L'assimilation du
phonographe à un instrument de musique à part
entière n'est pas donc pas anodine puisque le corps participe à
l'élaboration d'une écoute où le regard (lors du concert)
est remplacé par le geste, comme celui du choix du matériel, des
accessoires (les aiguilles par exemple) et du programme36. Il donne
le sentiment de maîtrise sur le déroulement du processus musical,
et donc une proximité plus grande avec l'oeuvre et son
créateur.
Les renvois effectués à ces « cadres de
référence » anciens que sont le concert et l'instrument de
musique permettent de démontrer que l'arrivée du phonographe,
parce qu'il introduit un univers nouveau, ne se construit pas ex nihilo
mais à l'inverse se définit par une série
d'ajustements entre deux pôles distincts. Par exemple, alors que l'on
trouve dès 1906 des prototypes de « P.L.V. » (publicité
sur les lieux de vente) qui se développent surtout dans les
années vingt, le nom de l'artiste rend d'un côté le
médium visible et de valeur, l'arrachant des modèles
d'écoute antérieurs auxquels il était cloisonné et
souvent comparé, tandis que de l'autre côté, la publication
et la diffusion de ce nom par les firmes renforcent sa propre
gloire37. À l'intéressement symbolique (par la
réputation) des artistes s'ajoute l'attachement financier puisque le
principe des royalties est utilisé pour la première fois
en 1903, afin de resserrer les contrats entre les firmes et les artistes. Il ne
s'agit pas d'une somme fixe, mais d'un pourcentage sur le nombre d'exemplaires
confectionnés ou vendus. Dans le domaine juridique, la révision
de la convention de Berne à Berlin en 1908 introduit quant à elle
pour la première fois une clause concernant la phonographie, preuve du
potentiel financier qu'elle représente, et qui n'aurait jamais pu voir
le jour sans son inscription progressive dans le réseau traditionnel des
biens de consommation musicale qui, pour certains d'entre eux, remontent bien
avant le début de notre période étudiée.
36 Le corps entier est en effet engagé dans
l'activité d'écoute, contrairement à ce que laisse penser
l'idée reçue d'une réception passive de la musique par
l'auditeur. Ibid., p. 39.
37 Ibid., p. 217.
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