C/ Un usage musical qui reste à définir
À cet étape de notre étude, rien
n'indique pour autant que le disque allait se constituer comme un canal de
diffusion de musique auprès des auditeurs ; comme on le vient de le
montrer, les innovations techniques sont rudimentaires et en aucun cas les
contemporains ne pensaient faire du phonographe un moyen d'accès
à la musique, surtout à un moment où la musique
occidentale atteignait son apogée, avec les symphonies et les grands
opéras. N'oublions pas qu'Edison ne faisait apparaître l'usage
musical de son phonographe qu'au quatrième rang d'une liste qui
privilégiait d`abord une vocation administrative (dictaphone,
répondeur). Avant d'être objet musical, la « machine parlante
», telle qu'on la surnommée péjorativement à
l'époque, doit plus être considérée comme un produit
du scientisme fin de
24 En octobre 1899, Gramophone acquit un tableau de
Francis Barraud qui allait devenir le plus célèbre symbole de
l'enregistrement : il représentait le fox-terrier Nipper prêtant
l'oreille au son d'un gramophone et reconnaissant « la voix de son
maître » (His Master's Voice ou HMV).
25 Victor est une société
américaine créée en 1901 par Eldridge Johnson à la
suite d'un conflit entre Berliner et ses associés.
21
Le développement de l'industrie musicale en
Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
siècle, consacré à la victoire de l'Homme
sur le temps qui passe. Ainsi, l'idée d'archiver les sons se propage,
mais dans une vocation au départ plus scientifique et patrimoniale que
musicale : la première institution dédiée à la
conservation des enregistrements est créée à Vienne en
1899. En Angleterre, il faut attendre juin 1951 pour voir l'apparition de
l'Institut britannique de l'enregistrement sonore, basé à
Londres26. Par extension, on pense également se servir du
phonographe pour un travail de collectage des musiques
traditionnelles, et ce même jusqu'en 1939 avec la création du
label Topic, sous l'impulsion décisive des musiciens Ewan MacColl et
Albert Lancaster Lloyd (dit « A.L. » Lloyd). Cette maison de disques,
probablement le premier label à être qualifié d'«
indépendant », publiera d'autres artistes de la mouvance folk
revival comme les Américains Woody Guthrie, Pete Seeger ou encore
Ramblin' Jack Elliott27. Néanmoins, on ne pense pas encore
à faire du disque le moyen d'enregistrer des musiques
nouvelles.
Or, c'est également tout l'objectif de cette partie que
de montrer par quels procédés le disque s'est forgé en
tant que médium musical. Avant d'étudier par la suite
(v. II) la place prise par le phonographe au milieu des pratiques musicales
existantes, ce qui suppose naturellement que la musique fut l'aspect
privilégié par les firmes pour servir de critère de vente,
il s'agit d'analyser les modifications des dispositifs techniques
préexistants qui ont fait émerger le phonographe comme un vecteur
d'accès au loisir musical.
En effet, le disque implique dans ses caractéristiques
techniques mêmes l'invention d'un format musical nouveau. Sophie
Maisonneuve définit par format « un ensemble de qualités
techniques et esthétiques résultant de l'ajustement entre un
« objet » musical, le(s) médium(média) technique(s) par
le(s)quel(s) il advient et les dispositions culturelles qui les rencontrent
»28. L'imposition du nouveau support disque + gramophone
sur l'ancien cylindre + phonographe s'effectue en 1927 par
l'intermédiaire du disque en laque 78-tours de 25 centimètres,
commercialisé dès 1903. Il implique un ensemble de
caractéristiques qui vont avoir une influence sur la musique
enregistrée, dont en premier lieu l'évolution de la durée
d'enregistrement, qui permet de passer des deux minutes suffisantes au
début du siècle pour l'enregistrement d'un message aux disques
double face adoptés par la Gramophone Company
26 DEARLING, Robert & Celia, RUST, Brian,
The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax
cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, p.
111.
27 ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk
& renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le
reste, 2011, p. 12. On peut également citer l'exemple aux
États-Unis du label Folkways, fondé par Moses Asch en 1948, qui
recueillit des musiques à vocation « documentaire »,
inspiré par l'activisme pionner d'Alan Lomax en matière de
collecte de musiques.
28 MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux
contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009,
p. 103.
en 191229, en passant par la commercialisation du
78-tours. Ce dernier devient le standard mondial vers 1930 et le restera
jusqu'à l'apparition du microsillon 33-tours en 1948. Or, à
partir du moment où les airs de musique savante sont en vogue, et que se
dessine un marché susceptible de répondre aux attentes du public,
alors les ingénieurs sont poussés à chercher des solutions
pour augmenter cette durée trop restreinte qui jusqu'alors s'adaptait
aux premiers catalogues de musique, soit la base de l'univers musical de la fin
du XIXe siècle : la pièce musicale de deux à quatre
minutes30. En outre, la Grande-Bretagne décrète en
1914 le blocus continental, privant son catalogue des artistes (la plupart
américains) qui l'alimentaient jusqu'ici, mais poussant en contrepartie
les firmes à promouvoir une politique artistique centrée sur
l'essor d'un catalogue de musique classique destiné à alimenter
le marché intérieur. Au lendemain de la Première guerre
mondiale, les enregistrements de morceaux pittoresques et des pièces
issues du répertoire de la musique populaire ont par conséquent
quasiment disparu.
C'est donc dans cette rencontre entre un univers technique et
un univers culturel qu'il faut comprendre comment le phonographe s'est peu
à peu introduit dans deux sphères successives : celle du
divertissement populaire, puis celle du monde de la musique savante, cette
dernière étant largement mise en avant par l'industrie musicale
naissante. À mesure que le progrès technique permet d'allonger la
durée des enregistrements se construit alors un modèle
d'écoute qui se rapproche peu à peu de celui du concert,
très apprécié à l'époque.
|