Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale?( Télécharger le fichier original )par Matthieu MARCHAND Université Michel de Montaigne - Bordeaux III - Master Histoire 2012 |
B/ La présence de creusets sociologiques : des clubs aux arts schoolsL'influence qu'ont eu les pionniers de la musique américaine sur les Beatles est également révélateur : pour beaucoup d'Anglais en opposition au conformisme et au mode de vie de l'affluent society, de nombreux lieux se sont constitués comme des creusets sociologiques uniques où se véhicule une certaine idée d'une culture « à l'américaine », et où la créativité a pu se développer en marge des pressions commerciales de l'industrie du disque. En Angleterre, les grandes villes abritent ainsi des ghettos beatniks296. À Liverpool existe un groupe de Beatniks, dont l'une des figures « historiques » fut justement Allan Williams, et qui se réunit dans certains coffee bars (le plus célèbre à Liverpool est le Jacaranda dont Willams est le propriétaire), lieux où se réunissent justement les adolescents pour écouter de la musique, discuter, lire des poèmes et consommer des boissons non alcoolisées. Or, depuis les années vingt, les marins des grandes compagnies maritimes qui assurent la liaison entre l'Angleterre et les États-Unis ramènent dans leurs bagages les disques américains de jazz, de blues puis de rhythm and blues quasiment introuvables en Europe. Par conséquent, la ville est 293 Entre 1952 et 1960, la région de Londres, avec 27% de la population britannique, a créé 40% des nouveaux emplois, aux dépens des régions du Nord de l'Angleterre, de l'Écosse et du Pays de Galles. MOORHOUSE, Geoffrey, Britain in the sixties : the other England (1964) cité dans LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 103. 294 Ce dernier monte en l'occurrence autour des Beatles une véritable entreprise destinée à conquérir Londres qui les « snobe » ; par exemple, l'ancien journaliste Tony Barrow devient l'attaché de presse du groupe. 295 Ce n'est sans doute pas un hasard d'ailleurs si Allan Williams envoie ses protégés à Hambourg, dans le quartier sulfureux du Reeperbahn, autre port où la vitalité culturelle y est souterraine, comme à Liverpool, et où l'engouement pour le rock and roll permet de canaliser une violence juvénile très étendue, comme à Liverpool. 296 Le terme renvoit à la Beat Generation, littéralement la génération abattue, épuisée, un mouvement littéraire et socioculturel né aux États-Unis dans les années cinquante et qui a eu une influence considérable sur la culture anglo-saxonne de l'après-guerre. Le mode de vie des écrivains beats est celui de l'errance et du voyage, du non-conformisme social et moral, de l'usage des drogues hallucinogènes et de l'alcool. Les romans de Jack Kerouac, les poèmes d'Allen Ginsberg et de William Burroughs forment le substrat littéraire de la contre-culture britannique des années 60-70 même si c'est au départ la nouvelle Go de Clellon Holmes qui fait connaître le mouvement. l'une des premières cités anglaises au courant de la révolution musicale qui se trame aux États-Unis297. À Londres, devenue au milieu des sixties le centre mondial de la mode jeune et moderne (on parle alors du Swinging London), le quartier de Soho et Carnaby Street constituent également un haut lieu de la bohème existentialiste. Certains de ces endroits deviendront des épicentres de la révolution pop comme l'Arts Laboratory, structure informelle multi-artistique fondée en 1967 par l'Américain Jim Haynes, mais aussi le Marquee, club mythique de la ville où on joue du jazz puis de la pop et du rock. En l'occurrence, le Marquee fut l'un des lieux de rassemblement des Mods, une autre sous-culture qui succède au mouvement des Teddy Boys et qui s'oppose aux Rockers au début des années soixante. Les deux bandes rivales, au-delà de faire l'actualité de la presse populaire en 1964 en raison d'affrontements violents à Clacton et à Margate, se sont construits une culture marginale et alternative dont la musique est un des centres de préoccupation.
Tiré de : LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, p. 122. L'existence unique en Angleterre d'un réseau de petits clubs, d'un accès peu coûteux, constitue un terrain d'innovation supplémentaire en opposition radicale à l'Establishment ; les groupes inconnus ont pu apprendre leur métier et faire mûrir sur scène un style original, cohérent, sans contrainte commercial et avant même que les multinationales du disque ne 297 Idem, p. 102. s'accaparent de cette pépinière de talents qui ne demande qu'à éclore. Ainsi, pour fêter le lancement du journal underground The International Times (IT), devenu le porte-parole de la jeunesse, un concert est organisé à la mythique Roundhouse de Londres le 15 octobre 1966298, où jouent les Pink Floyd et Soft Machine, deux coqueluches naissantes du Londres souterrain. Au sein de la capitale, des clubs où se produisent les groupes psychédéliques fleurissent : l'UFO 299, créés en 1967 par les promoteurs de l'IT mais encore le Middle Earth, le Revolution Club, le Lyceum, salle de bal annexée par Tony Stratton-Smith qui y programme les poulains de son label Charisma, le Rainbow, l'un des rares à disposer d'une capacité de 3000 places 300, en passant par le Process ou le Speakeasy. Si l'acte de naissance de l'underground londonien, de l'avis unanime des historiens, fut la grande lecture de poésie du Royal Albert Hall en juin 1965, c'est dans la nuit du 19 au 30 avril 1967, à l'Alexandra Palace, que se tient ce qui restera le plus célèbre des happenings musicaux et artistiques de la ville : le 14 Hour Technicolor Dream. Sept mille personnes se pressent dans l'immense hall où se produisent les Pink Floyd, Pete Townshend, le Soft Machine, Yoko Ono, Ron Geesin, le Velvet Underground et les Pretty Things. Musique, danse et lecture s'enchaînent, tandis que les communautés se multiplient et s'organisent, transformant de nombreux bâtiments inhabités de la capitale en ateliers de création. Géographiquement, le phénomène s'étend dans de nombreuses villes, comme à Birmingham (le club du Mother's est créé sur le modèle du Middle Earth londonien), sur le campus de Canterbury où la scène musicale grandissante et avant-gardiste, aux frontières du rock, du jazz et du psychédélisme, donneront naissance aux groupes Gong, Soft Machine, Caravan, Egg, Henry Cow, etc., et surtout au sein des garden cities301, qui prouvent l'existence de nouveaux lieux culturels que les institutions du centre des plus grandes villes anglaises ne pouvaient pas toujours satisfaire (par exemple, le Friar Club d'Aylesbury, créé en 1969, devient rapidement un endroit névralgique dans la création du rock progressif302). 298 http://www.seedfloyd.fr/guide-du-routard-floydien/roundhouse 299 Monté par les producteurs Joe Boyd et John Hopkins au Tottenham Court Road, l'UFO est qui plus est situé à deux pas de deux autres clubs, les Cousins et Three Horseshoes, au sein desquels folk et psychédélisme s'exprimeront côte à côte jusqu'en 1966. ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, p. 31. 300 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], p. 47. 301 Les garden cities sont des villes de moyennes tailles créées au sein de la green belt, une ceinture de campagnes et de zones boisées mises en place par les autorités pour interrompre le développement périphérique de Londres et afin de résoudre les problèmes de répartition de la population à la fin des années trente. 302 PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, p. 232. Parmi les autres aspects à mettre en exergue dans cette partie, le rôle des art schools (écoles régionales des Beaux-Arts) y est primordial. Alors que la scolarité est payante jusqu'en 1947 et que les établissements privés réputés (les public schools) pratiquent des frais d'inscription dissuasifs pour les familles modestes issues des working classes ou des middles classes, le monde ouvrier britannique, bien que bénéficiant d'un niveau de vie supérieur à celui de ses homologues européens, se trouve dans l'impasse. Dans ce contexte, le modèle universitaire évolue à la fin des années cinquante en proposant aux classes populaires une alternative plus abordable que les établissements prestigieux d'Oxford ou de Londres. Ces art colleges s'implantent dans les grandes villes du territoire et jouissent d'une liberté et d'une souplesse dans la conception des programmes, l'organisation des études et l'évaluation des connaissances. Selon le sociologue Robert Hewison, « pour les étudiants des classes populaires, elles étaient une voie évitant l'usine, pour les étudiants de la classe moyenne, elles étaient une voie d'accès à la bohème »303. Ainsi, Teddy Boys, Mods et beatniks se côtoient dans un creuset unique créé en réaction au conformisme scolaire et social. À partir des années soixante, la pédagogie devient franchement avant-gardiste pour l'époque, grâce au soutien financier de l'État et des municipalités dont dépendent les écoles. Un véritable bouillonnement culturel et créatif s'y installe dans une découverte commune du rock and roll, du jazz, du rhythm and blues, de Dada, du free cinema et du théâtre des « jeunes gens en colère », tandis que les rencontres entre étudiants, mais également avec les artistes, donnent naissance à des ambitions créatrices. On peut saisir l'importance de ces écoles pour notre sujet quand on sait qu'une majorité de musiciens pop a fréquenté un art college pendant la période 1958-1963. Ainsi, de nombreux anciens étudiants de ces établissements contribuent à l'explosion du British blues boom dans les années 1964 et 1965 : Keith Richards des Rolling Stones, Eric Burdon des Animals, Phil May et Dick Taylor des Pretty Things, Eric Clapton des Yardbirds... auxquels s'ajoutent John Lennon et Paul McCartney. Certains de ces musiciens ont fréquenté les mêmes établissements, créant un microcosme social sur plusieurs scènes, comme le Mersey sound de Liverpool ou le Brum beat de Birmingham. Le développement de ce « réseau des collèges », associé à l'immense succès des Beatles issus de la classe ouvrière, ont donc permis aux compagnies du disque britannique de mieux structurer leur marché auprès d'un public d'acheteurs potentiels. 303 HEWISON, Robert, Too much : art and society in the Sixties (1986) cité dans LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 80. C'est dans ce brassage d'idées, cette porosité entre disciplines artistiques, au contact de ces formes de créativité différentes, que le rock prend conscience de ses potentialités nouvelles et créatrices qui n'auraient probablement jamais pu s'épanouir sans l'existence de cette dynamique culturelle et sociale qui agite la capitale et le pays dans son ensemble. L'industrie musicale prend dès lors conscience des opportunités à saisir en matière de futurs talents musicaux. On comprend mieux aussi pourquoi l'action créative est issue d'un processus collectif enclavé dans des réalités sociétales et culturelles car comme le montre Peter Tschmuck : « Creativity, in that sense, is a collective process that is not only attributable to individual thinking and acting but is embedded in collective processes and in a wider sense in a social context. Thus the social context is not just contingent but constitutive for the ermergence of newness. »304 Conclusion du chapitre : Qu'on le veuille ou non, les groupes de musique populaire sont des groupes multimédias : ils apparaissent dans la presse, à la radio, à la télévision, sur les affiches et semblent malgré tout à l'aise ; cette génération de jeunes nés au sortir de la guerre ou un peu avant est réellement la première à maîtriser naturellement les outils modernes de la communication. Paradoxalement, on pourrait croire que la recherche d'une nouvelle forme de spiritualité ainsi que la tentation d'un néo-orientalisme propre aux communautés hippies entrent en contradiction directe avec la culture médiatique promue par les multinationales du disque. Deux arguments permettent de contrecarrer cette idée : dans un premier temps, il faut préciser que les communautés hippies, bien que présentes, sont moins actives qu'aux États-Unis où l'enjeu est différent : détachés de l'utopie anticapitaliste en pleine guerre du Vietnam, les jeunes Britanniques, moins engagés, rêvent avant tout de quitter l'austérité ambiante qui règne après la guerre305 en profitant de la vie, et ce en participant pleinement à l'émulation créative qui secoue l'underground anglais, complètement différent de la vague contre-culturelle américaine. Dans un second temps, les systèmes techniques mis en place dans le monde occidental capitaliste y sont tellement imbriqués qu'ils n'offrent aucune autre alternative que 304 TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case of the music industry », The journal of arts management, law and society, 2003, Vol. 33, n° 2, p. 128. 305 D'où l'enthousiasme suscité avec l'arrivée du travailliste Harold Wilson, qui met fin aux années du conservatisme incarné par les figures successives d'Harold Macmillan et d'Alec Douglas-Home. Nul doute que les désillusions causées par la politique en demi-teinte du nouveau ministre ne furent pas étrangères à un infléchissement très net de la culture britannique vers certaines formes du radicalisme politique, ou à l'inverse de fuite vers des mondes plus irréels que celui du marché de l'emploi et de la politique salariale. 130 Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale ? la coopération ou la rupture ; si les hippies choisissent la rupture, les Beatles ont dès 1965 une approche plus pragmatique : sans pour autant refuser le souhait de s'évader d'une société fondée sur les valeurs matérielles et les progrès techniques, la technologie et l'innovation seront pleinement mis à profit et parfaitement contrôlés, ce dont attestent les disques parus à partir de l'année 1966. 131 |
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